lundi 30 mars 2015

2ème Carnet - 17 juin 1918

17 juin. – Le Bellini de la collection Crespi. 

N'ayant aucune information, je ne peux savoir de quelle Vierge à l'enfant de Bellini il d'agit. Celle-ci est actuellement au Metropolitan Museum de NY

Je l’avais acheté avec Trotti et Duveen. Il ne plaisait pas à Joe Duveen. L’année dernière, nous l’avons envoyé à Ehrich, un petit marchand d’ici, afin qu’il le vende. Un incendie s’est déclaré sur le bateau, le Chicago qui le transportait. Le panneau ne fut pas brûlé mais Ehrich le jugea perdu, la peinture ayant complètement sauté. Après examen, la compagnie d’assurance nous versa presque le prix coûtant. Je vais chez Ehrich en examiner les restes. Je suis stupéfait de voir qu’il n’a pas trop souffert. De la Vierge et de l’enfant Jésus, les figures sont complètement intactes. Il avait été emballé dans une caisse en zinc et l’incendie a fait sécher la peinture qui, par places, s’est écaillée et même est tombée et a tendance à se soulever encore. On est obligé de tenir le panneau à plat, mais on doit pouvoir transposer la peinture sur toile et se livrer à ce jeu de patience qui consiste à juxtaposer les écaillures ; il n’en manque pas beaucoup et l’on devrait réussir.


--------------
Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

samedi 28 mars 2015

2ème Carnet - 15 juin 1918

15 juin. – Chez E.T. Gary, le roi de l’acier*.

856 5th Avenue. Résidence d'Elbert T. Gary. Source Museum of the city of NY

856, Cinquième avenue, devant le parc. Il occupe une maison de coin.


L’escalier est de marbre, fausse Renaissance italienne.
À droite, le « Reception room ». J’y entre. Là sont mes Fragonard, les quatre de la vente Kraemer...

Fragonard , vers 1760, 65, The Norton Simon Foundation, Pasadena

....plus La Cage et...



... sur un chevalet, le portrait de Fragonard par lui-même peignant à la miniature.


La boiserie Louis XV, gris bleuté, me plaît beaucoup. Carlhian, le décorateur, a bien suivi mes instructions. Par terre, le vieux parquet que Gary voulait faire enlever parce qu’il ne le trouvait pas assez uni ; il n’aimait pas les trous et les fentes du temps. Il a ordonné de les boucher avec soin. Son valet de chambre vient me chercher, me fait monter dans sa chambre à coucher.


À l’entresol et au premier il a pour près de deux millions de dollars de tableaux et d’objets d’art.

En 1930, la chambre un peu rafraîchie !! -Source Museum of the city of NY

Sa chambre rappelle celles des pauvres hôtels de voyageurs dans les petites villes américaines. Sur le mur, un ancien papier blanc est devenu d’un ivoire graisseux. C’est dans cet endroit misérable, sous un baldaquin tout de chêne et à tortillons, que dort le roi de l’acier.

Elbert T. Gary en 1915 Source Wikipedia

Il a soixante-treize ans, une tête blanche et un corps de vieux et pauvre clown auquel la vie n’a pas souri.

Maison au moment de sa démolition source ici


Antisémitisme.


On me montre une réclame d’hôtel : « Ni Juifs, ni chiens. »

--------------
Note de l'auteure du blog

* Elbert Gary Henry (8 Octobre, 1846 - 15 Août, 1927) était un avocat américain, juge du comté et mandataire social. Il a fondé en 1901 US Steel. En 1906 il a fondé une ville, en Indiana, qu'il a nommée Gary. Elbert Gary est né près de Wheaton, Illinois , le 8 Octobre 1846. Il a commencé à pratiquer le droit dans Chicago en 1871. Il a été co-fondateur, avec son oncle, de la Banque Gary-Wheaton. Gary a pratiqué le droit à Chicago pendant environ 25 années. Il a été président du Barreau de Chicago de 1893 à 1894.
En 1898, il est devenu président de Steel Corporation fédérale de Chicago, et se retire de la pratique du droit. En 1900, à l'âge de 54 ans, Gary s'installe à New York , où il établit le siège de US Steel. En 1914, il est nommé président de la commission nommée par le maire de New York pour étudier la question du chômage et de son importance. Lorsque l'Amérique entre dans la Première Guerre mondiale en 1917, il est nommé président du comité sur l'acier du Conseil de la Défense nationale. Grâce à ses liens avec une entreprise essentielle à la production de munitions de guerre, il exerce une grande influence sur la coopération entre le gouvernement et l'industrie. Il s'intéresse au renforcement de l'amitié entre l'Amérique et le Japon . En 1919, il est invité par le président Wilson pour assister à la Conférence industrielle dans Washington , et prend une part importante dans comme ferme partisan de l'"open shop" dont il a toujours été un ardent défenseur. Elbert Gary est décédé le 15 Août 1927.

--------------
Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

jeudi 26 mars 2015

2ème Carnet - 14 juin 1918

14 juin. – Roland Knœdler.

C’est le chef de la vieille maison américaine Knœdler & Co fondée par son père*, un Allemand marié avant 1870 à une Française. À l’entrée en guerre de l’Amérique, Roland n’a jamais voulu exposer une peinture qui célébrât la cause des Alliés.

Il semble que l'immeuble était au 556 selon l'article de Wikipédia sur la galerie Knoedler et selon le NY Times ... 

qui montre cette photo actuelle de l'immeuble, bien défiguré, et ...

... cette photo de 1910 de la galerie, toute enturbannée !! Source le NY Times

Son immeuble est au 546, Cinquième avenue, près la Quarante-sixième rue. Façade anglaise dans le genre de construction de bois pour enfants. Un immense hall en pierre avec dix employés pour vous saisir et vous diriger vers votre rayon, à moins que vous ne désiriez voir qu’une des expositions permanentes dans une des galeries du fond. Nous sommes ici dans un bazar. 

L’intérieur de la galerie Knoedler quand elle était encore à se première adresse au 170 Fifth Avenue, cliché des archives Goupil (source Wikipedia)

Voulez-vous une gravure à cinq dollars que vous trouverez sur les quais pour cinq sous ? Vous l’avez. C’est une eau-forte de Rembrandt que vous aimez ou une très rare gravure XVIIIe ? Cinq mille dollars, la voici ! Vous devez faire nettoyer un verre, encadrer, réparer un tableau ?... À votre service. Mais peut-être désirez-vous acheter une toile ? Moderne, dites-vous. Mais de quelle école ? anglaise, américaine, canadienne, française, espagnole, hongroise, russe ? Ouvrez la bouche. On vous la montre. Une toile ancienne ? On est moins bien fourni, on connaît moins, le goût manque un peu, mais ne vous inquiétez pas, on vous procurera ce que vous croyez désirer. Dépenserez-vous cent dollars ou cent mille ? Dites, et l’on vous conduira au bon étage. Comment marche-t-elle cette maison ? Pas très bien. Pourquoi ? Un vieux nom, vieille réputation d’honnêteté, mais pas de lumière. Nous rencontrerons plus tard les associés.


Roland Knoedler en 1923 peint par William Orpen (source ici)

On me conduit auprès de Roland dans une pièce tendue de velours rouge. Type français, soixante-cinq ans, il a le front haut, et quand on a un tel front haut, on n’est pas intelligent ; moustache grise, rabattue, des yeux qui s’agitent. Allure sympathique. Roland est un brave homme, dit-on. C’est l’homme qui a épousé le vieux collage, il fut la brave poire. Sa femme ne fréquente plus que les curés. Le clergé de New York la courtise. Elle en est la sainte, la sainte patronne.  

Charles Knoedler devant sa galerie en 1910 (source Knoedler archives)

--------------
Note de l'auteure du blog

* Knoedler & Co était un concessionnaire d'art à New York fondée en 1846. Quand il a fermé en 2011, c'était une des plus anciennes galeries d'art commerciales aux États-Unis, après avoir été ouverte pendant 165 ans.
Son origine remonte à 1846, lorsque les courtiers français Goupil & Cie ont ouvert une succursale à New York. Michael Knoedler (1823-1878), né en Kapf près Gaildorf en Bade-Wurtemberg, en Allemagne, a commencé à travailler pour Goupil & Cie à Paris en 1844, et s'est installe à New York en 1852 pour prendre en charge de la succursale de New York . Il a acheté la branche américaine de l'entreprise en 1857, et a ensuite été rejoint par ses fils Roland (1856-1932), Edmond et Charles, avec Roland prenant la tête.
Knoedler a ensuite ouvert des succursales à Londres et à Paris, et s'est une réputation de courtier spécialisé dans les peintures anciennes, ayant comme clients des collectionneurs tels que Cornelius Vanderbilt , Henry O. Havemeyer , William Rockefeller , John Jacob Astor , Andrew Mellon , JP Morgan , et Henry Clay Frick, et des institutions comme le Metropolitan Museum of Art , le musée du Louvre , et de la Tate Gallery.
Roland Knoedler pris sa retraite en 1928, la gestion de l'entreprise passa à son neveu. Ce dernier est mort en 1956, et Roland Balay, le petit-fils de Michael Knoedler, a pris la relève. L'entreprise a été vendue à l'industriel et collectionneur Armand Hammer de 2,5 millions de dollars en 1971. Cinq ans plus tard, le dernier membre de la famille Knoedler - Roland Balay - a cessé de participer à la gestion de l'entreprise, de plus en plus concentrée sur l'art contemporain. Après la mort de Hammer en 1990, la fondation Hammer a continué de détenir une participation majoritaire dans la galerie jusqu'à sa fermeture en 2011. Le président de la galerie a démissionné en Octobre 2009, sur fond de rumeurs de contrefaçons impliquant des tableaux fournis à la galerie par un marchand d'art de Long Island. Un communiqué publié le mercredi 28 Novembre 2009 indiquaient que la galerie a été fermée. La galerie a vendu ses locaux en Février 2011. Il a encore une précieuse bibliothèque de lettres, des photographies et d'autres documents, remontant à 1863.
La galerie a occupé huit endroits différents, à partir de Broadway. Dans les années 1890, il fonctionne à partir d'une maison au coin de la Cinquième Avenue et de la 34th Street . En 1911, il se est déplacé dans un nouvel immeuble au 556 Fifth Avenue, conçu par Carrère et Hastings , puis à un autre nouveau bâtiment par Carrère et Hastings à 14 East 57th Street , près de Madison Avenue , en 1925. La société a engagé des frais importants dans la remise à neuf de ces nouveaux locaux dans une maison italienne de ville de style Renaissance au 19 East 70th Street en 1970.
source Wikipedia
Lire ici un article sur cette fermeture
Libération 2011 : des faux en série à la galerie Knoedler

--------------
Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

mardi 24 mars 2015

2ème Carnet - 13 juin 1918

13 juin. – Croix-Rouge américaine. 

L'affiche de Harrison Fisher pour la collecte américaine pour la Croix-Rouge en 1918 - Source Wikipedia


En juin 1917, la Croix-Rouge demanda au public cent millions de dollars. Elle en obtint cent dix. La campagne avait duré une semaine. Dix mois ne s’étaient pas écoulés qu’elle lança le même appel et elle obtint cent soixante-dix millions. Cette générosité est une des plus grandes beautés de l’effort américain.

Guillaume II - Source HistoGraphe

Il y eut cette année-là une séance tout à fait remarquable au Metropolitan Opéra House. Un yachtman qui, à Kiel, avait gagné une coupe en or donnée par le Kaiser, la mit aux enchères. Adjugée, elle était remise immédiatement en vente par son possesseur, et ceci un grand nombre de fois. Grâce à Guillaume, elle produisit peut-être plus de soixante mille dollars. À la fin, comme on ne trouvait plus d’acquéreur, on annonça que le dernier enchérisseur aurait le droit de la briser et que l’or serait donné à la Croix-Rouge. À l’intérieur, on trouva du plomb. La coupe donnée par le Hohenzollern Guillaume II, roi de Prusse et empereur d’Allemagne, était en plaqué.

 --------------
Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

dimanche 22 mars 2015

2ème Carnet - 12 juin 1918

12 juin. – Au 647. Joseph Widener*. 

Joseph E. Widener, le fils (source ici)

Lui et Frick possèdent les plus belles collections des Etats-Unis. Je lui ai signalé une tapisserie gothique, une Sainte Véronique, de la qualité des tentures d’Espagne. Je la décrirai plus tard. Il vient la voir et m’en demande le prix : quatre-vingt-cinq mille dollars (85 000$). Il la trouve splendide et l’achèterait s’il n’avait pas eu à payer ses énormes taxes de guerre.

Peter A.B. Widener, le père, peint par Sargent (1905) - Source ici

Il a du goût, mais c’est feu son père qui a commencé la collection. Henry Duveen, jusqu’à la mort du vieux Widener, leur a vendu presque toutes leurs tapisseries, leurs chines, leurs meubles et objets d’art. De véritables escrocs à l’origine avaient entouré P.A.B. Widener et lui avaient vendu de faux tableaux jusqu’à cent mille dollars pièce, un soi-disant Vélasquez, en lui faisant croire que celui de la galerie Doria n’était qu’une copie. P.B. Widener était un ancien boucher qui avait fait de la politique et obtenu, grâce à elle, des concessions, comme celle des tramways de Philadelphie. On raconte cette histoire : il était assis dans un wagon Pullman à côté d’un voyageur qui parlait de lui en disant : « Widener, ce n’est qu’un ancien boucher ! » Widener se retourna et dit : « Monsieur, c’est exact, mais je ne le suis plus, tandis que si vous aviez été boucher, vous le seriez encore. » Le vieux Widener est mort il y a quelques années. C’était un vieillard bien simple et affable.


--------------
Note de l'auteure du blog

* Joseph Early Widener (19 Août, 1871 - 26 Octobre, 1943) était un riche américain collectionneur d'art qui fut le bienfaiteur fondateur de la National Gallery of Art de Washington. Né à Philadelphie , il était le deuxième fils de Hannah Josephine Dunton (1836 - 1896) et du richissime magnat de l'immobilier Peter AB Widener (1834-1915). Joseph Widener a suivi l'Université de Harvard , et pendant une courte période, a étudié l'architecture à l' Université de Pennsylvanie . Il s'est marié avec Ella Pancoast avec qui il a eu deux enfants, Peter AB Widener II , né en 1895, et Joséphine "Fifi" Pancoast Widener , né en 1902.
Joseph Widener a considérablement augmenté la collection d'oeuvres d'art qu'il avait héritée de son père. Sa collection comprenait une douzaine ou plusieurs œuvres de Rembrandt ainsi que ceux de Johannes Vermeer, Édouard Manet, Pierre Auguste Renoir et d'autres. En 1939, Widener a fait un certain nombre de dons de ses collections variées y compris les manuscrits d'importance historique au Département des livres rares à la Free Library de Philadelphie. Cependant, son entreprise philanthropique la plus importante fut menée comme bienfaiteur fondateur de la National Gallery of Art de Washington. Connue comme la Collection Widener, lplus de 2000 sculptures, peintures, art décoratif, et porcelaines sont venus enrichir le musée entre 1939 et 1942.


 --------------
Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

vendredi 20 mars 2015

2ème Carnet - 10 juin 1918

10 juin. – Quelques prix. 


Autoportrait d'Adélaïde Labille-Guiard, 1785. En 1787, elle décide de se représenter dans toute la splendeur acquise par son statut de peintre de l’Académie avec une robe coûteuse qui accroche la lumière. On ne peut qu’admirer le talent du peintre pour le rendu de cette robe. Elle tient toujours pinceaux et palette, mais le spectateur la voit désormais par les yeux de son modèle. Derrière elles, se tiennent ses deux élèves Mesdemoiselles Capet et Carreaux de Rosemond.

J’ai vendu à E.J. Berwind, le roi du charbon, le portrait de Mme Labille-Guiard(1) par elle-même avec ses deux élèves, Mlles Capet et Rosemont, illustré dans Portalis, quatre-vingt-dix-huit mille dollars (98 000$) ....

Les deux soeurs de Jean Honoré Fragonard (1732–1806) au Met NY  L'identite des deux soeurs est inconnue. Jusqu'à récemment, on disait qu'il s'agissait de Rosalie, la soeur du peintre(née en 1769) et de sa belle-soeur Marguerite Gérard (née en 1761) mais la différence d'âge entre les jeunes filles infirme cette hypothèse. La toile a été coupée, ainsi que le prouve une copie en pastel de cette toile par l'abbé de Saint-Non. La plus âgée des fillettes poussait un cheval à bascule sur lequel était assise la plus jeune.

... les Deux Sœurs par Fragonard, cent quatre-vingt-quatorze mille dollars (194 000$) ...

Madame Philippe Panon Desbassayns de Richemont (Jeanne Eglé Mourgue, 1778–1855) et son fils, Eugène (1800–1859) par Marie Guillelmine Benoist (Paris 1768–1826 Paris) Date: 1802 Source Metmuseum
La peinture a été vendue par Gimpel à Berwind pour un David (il n'aurait pas obtenu cette somme pour une "peinture de femme") et elle est présentée pour telle dans la presse lors d'une visite d'anciens combattants au musée sur cette photo. Source The Historic Images store

Or, manifestement l'attribution a été revue et corrigée et on a reconnu dans l'auteur de la toile son élève, Marie-Guillelmine Benoist, cette oeuvre étant supposée être à un portrait qu'elle a montré au Salon de 1802. Le modèle par contre est certain. Jeanne Eglé Fulcrande Catherine Mourgue, appelée Egle, née à Montpellier en 1778 a épousé Philippe Panon Desbassayns de Richemont (1774-1840) en 1799. Son mari a eu une carrière administrative et diplomatique brillante sous le Consulat, l'Empire et la Restauration. Source Metmuseum

... Jeanne de Richemont, par David, deux cent vingt-huit mille dollars (228 000$)...

Je n'ai aucune certitude qu'il s'agisse de ce portrait de la reine par Madame Vigée-Lebrun, mais cette toile ayant été copiée plusieurs fois par l'artiste elle-même, cela n'a rien d'invraisemblable. Source ici.

... Marie-Antoinette en rouge, par Mme Vigée-Lebrun, cent vingt mille dollars (120 000$). 

 Au 647.
Le 647 est l'immeuble de droite.
Toujours à côté de chez Cartier (à gauche) !! Actuellement occupé par Versace.

C’est ma maison d’affaires à New York, un hôtel particulier, un des plus beaux bâtiments de la Cinquième avenue. Façade à cinq étages, en marbre, à côté de Cartier, le bijoutier. Trois fenêtres sur la rue ; ici, c’est beaucoup car les milliardaires n’en ont généralement que deux, doux pays. Deux vitrines sous arches, genre des magasins de la place Vendôme. Le loyer de cette maison avec impositions foncières me revient en ce moment à trente-six mille dollars. Vanderbilt est mon propriétaire. C’est bon marché. Mon installation, l’année dernière, m’a coûté plus de cent quarante mille dollars. 

Drapeaux.

A notre balcon est suspendu un drapeau qui porte six étoiles bleues sur rectangle blanc entouré de rouge. C’est le « Service Flag » pour montrer, afficher que six personnes dans cette maison d’affaires, patrons et employés, sont partis comme soldats. Naturellement, les drapeaux des clubs, des grands magasins, des banques, sont couverts de centaines d’étoiles. On signale les morts par des étoiles d’or. On a aussi créé un « Red Cross Flag » et un « Liberty Loan Flag » pour signaler au public dans quelle proportion chaque maison a souscrit pour la Croix-Rouge et à l’emprunt.

Service Flag avec une étoile d'or

Red Cross Flag autralien

Liberty Loan Flag

--------------
Note de l'auteure du blog

* Adélaïde Labille-Guiard, appelée aussi Adélaïde Labille des Vertus, née le 11 avril 1749 à Paris, où elle est morte le 24 avril 1803, est une peintre, miniaturiste et pastelliste française.
Adélaïde Labille est la plus jeune des huit enfants, dont la plupart meurent en bas âge, d’un couple de bourgeois parisiens. Son père Claude-Edmé Labille est mercier et propriétaire de la boutique de mode, À la toilette, située rue Neuve-des-Petits-Champs, dans la paroisse Saint-Eustache. C’est dans cette boutique que débuta Jeanne Bécu, future Madame du Barry.
Adélaïde Labille épouse à vingt ans Nicolas Guiard, un commis auprès du receveur général du Clergé de France. Son mari ne lui est donc d’aucune aide dans sa carrière de peintre. Sur son contrat de mariage signé le 25 août 1769, il est indiqué qu'Adélaïde est peintre de l’Académie de Saint-Luc. Elle exerce déjà en tant que peintre professionnel. Les époux se séparent officiellement le 27 juillet 1779, la séparation de biens existant sous l’Ancien Régime. Ils divorcent en 1793 une fois que la législation révolutionnaire le permet. Le 8 juin 1799, Adélaïde épouse en secondes noces le peintre François-André Vincent, lauréat du Prix de Rome en 1768 et membre de l’Académie des Beaux-Arts. Elle le connaît depuis l’adolescence. Mais Adélaïde est déjà une artiste reconnue pour ses pastels et ses peintures. Ce mariage dure jusqu’à la mort d’Adélaïde en 1803. Même après son divorce et son remariage, Adélaïde conserve le nom de Guiard, puisque c’est sous le nom d’Adélaïde Labille-Guiard qu’elle est connue dans le monde artistique.
Adélaïde Labille-Guiard maîtrise admirablement la miniature, le pastel et la peinture à l’huile, mais on ne sait que peu de choses sur sa formation. Étant une femme, elle est exclue des formations fournies par les peintres dans leurs ateliers ne pouvant pas suivre l’enseignement aux côtés de jeunes hommes. Elle suit donc seule un enseignement auprès de maîtres acceptant de prendre des jeunes filles comme élèves contre rétribution. Durant son adolescence, Adélaïde suit une formation de miniaturiste auprès du portraitiste, habile miniaturiste et peintre à l'huile François-Elie Vincent. Né en 1708 à Genève, François-Elie est professeur à l’Académie de Saint-Luc avant d’accéder en 1765 à la charge de conseiller. La famille de Vincent est proche d’Adélaïde. Elle connaît donc depuis son adolescence François-André Vincent, le fils de son maître. Après son mariage avec Guiard, elle fait son apprentissage du pastel chez un maître du genre Quentin de La Tour entre 1769, date de son mariage et 1774, année où elle expose à l’Académie de Saint-Luc un portrait d’un magistrat au pastel. Elle est ensuite initiée à la peinture à l’huile par François-André Vincent.
Adélaïde est admise à l’Académie de Saint-Luc en 1769 grâce à François-Élie Vincent alors qu’elle a à peine vingt ans. .... Appartenir à l’Académie de Saint-Luc permet à Adélaïde d’exercer professionnellement son art. ...  Ce n’est qu’en 1774 qu’elle expose pour la première fois au Salon de l’Académie de Saint-Luc. L’œuvre qu’elle y présente est un portrait de magistrat au pastel. Dès cette première exposition, Adélaïde voit ses œuvres comparées à celles de Elisabeth Vigée-Lebrun. ...  Le succès de ce salon fut tel que l’Académie royale de peinture et de sculpture en prend ombrage. 
L’Académie de Saint-Luc ferme donc ses portes en 1777. Dès lors Adélaïde cherche à entrer à l’Académie royale pour se faire connaître. Pour y entrer, il est nécessaire de présenter une peinture à l’huile. Elle commence son apprentissage de la peinture à l’huile auprès de son ami d’enfance François-André Vincent. Après la fermeture de l’Académie de Saint-Luc, le salon de la Correspondance, un Salon permanent, est créé en 1779 rue de Tournon par Pahin de la Blancherie. Les artistes n’appartenant pas à l’Académie royale de peinture et de sculpture peuvent y exposer leurs œuvres contre une cotisation minime. Il ouvre en 1781. Adélaïde choisit de n’y exposer que des pastels qui sont bien accueillis par les critiques. C’est grâce à des hommes qu'Adélaïde parvient à se faire connaître en tant que peintre et pastelliste. François-André Vincent, reçu tout juste à l’Académie royale de peinture, envoie à Adélaïde plusieurs personnalités de l’Académie comme Vien, les professeurs Voiriot et Bachelier, son ami Suvée, pour faire leur portrait. Ses hommes, appréciant le talent de l’artiste, sont alors acquis à sa candidature à l’Académie royale de peinture. En 1782, elle expose au salon de la Correspondance, son autoportrait au pastel et les portraits à l’huile de Vincent et de Voiriot.
En 1783, elle finit la série des portraits d’académiciens au pastel. Ils sont représentés assis, en buste, en habit et tenant leur couvre-chef sous le bras. .... Les critiques comparent les pastels de Adélaïde avec ceux de Quentin de La Tour, le maître du genre. Adélaïde est une artiste reconnue dans ce domaine.
Sous le titre de Supplément de Malborough au Salon, un auteur demeuré inconnu publie des couplets où les femmes peintres Anne Vallayer-Coster, Elisabeth Vigée-Lebrun et Adélaïde Labille-Guiard sont injuriées, de même que le peintre Hue lors du Salon de 1783. Adélaïde y est accusée d’avoir de nombreux amants dont François-André Vincent. Il ne s’agit que d’accusations mensongères courantes pour les femmes qui exercent un métier défini alors comme masculin, d’autant plus quand, comme Adélaïde, elles sont séparées de leur mari. Dès qu’elle en prend connaissance, Adélaïde écrit à la comtesse d'Angiviller, épouse du directeur des Bâtiments du Roi une lettre pour faire arrêter la publication de ce pamphlet. Cette femme, qui a des relations, n’a aucun mal à confier à la police cette affaire. Tous les pamphlets imprimés sont détruits.
En 1790, la Révolution française pousse Adélaïde à partir à la recherche d’une autre clientèle dans un milieu politique très actif. Elle s’est introduite dans l’entourage du duc d’Orléans comme en témoigne le portrait de Madame de Genlis, sa maîtresse. À la même époque, elle défend devant l’Académie royale de peinture le fait qu’elle doit être ouverte à toutes les femmes sans limitation de nombre. Elle est soutenue par ses amis Vincent, Pajou, Gois et Miger, mais le vote n’est pas considéré comme valable. En 1791, les tantes du roi se réfugient en Italie. Adélaïde doit trouver de nouveaux patrons. Elle fait donc les portraits de quatorze députés à l’Assemblée nationale dont celui de Talleyrand. En retour, celui-ci propose à l’Assemblée de donner aux femmes privées de fortune les moyens de subsister par le produit de leur travail. Son portrait de Robespierre est connu pour son cadrage innovant et son fond neutre. Les critiques étant bonnes, Adélaïde s’assure d’être soutenue par les nouveaux puissants à Paris. En 1792, ayant une pension du roi, elle risque d’être prise pour une personne soutenant la monarchie. Elle choisit donc de partir de Paris pendant quelque temps pour Pontault-en-Brie avec François-André Vincent. En 1793, lors de la Terreur, Adélaïde est forcée de détruire son grand tableau Réception d’un Chevalier de l’Ordre de Saint-Lazare par Monsieur auquel elle travaille depuis plusieurs années. Il s’agit du portrait du frère de Louis XVII. Sous le choc de la perte de son œuvre, Adélaïde ne participe pas au Salon de 1793 et cesse de peindre pendant un temps. Grâce à Joachim Lebreton, chef des bureaux des Musées, elle obtient une pension de 2000 livres en 1795 et un logement pour elle au Collège des Quatre Nations. Elle possède aussi un atelier à l’Institut de France. Elle expose les portraits de Joachim Breton et de François-André Vincent au Salon de 1795. Elle continue à exposer des portraits au Salon de 1798 à 1800, étant toujours bien vue des puissants par son attitude assez favorable à la Révolution.

--------------
Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

mercredi 18 mars 2015

2ème Carnet - 9 juin 1918

9 juin. – Arrivée.


11 heures ; la terre au loin, à droite, qui semble une écume sur la ligne d’horizon. Midi : des hydravions nous saluent. Une mère gronde sa petite fille de sept ans, qui lui répond : « Je suis bien contente d’arriver en Amérique. Au moins là, c’est le pays de la liberté. » – Gifle ! 2 heures : nous fendons la flotte de moustiques, nom donné par les Américains à la foule des petits bateaux rapides, navires de guerre de faible tonnage, chasseurs de sous-marins, yachts armés, transports. Nous apercevons même un sous-marin dont le kiosque seul émerge ; il soulève l’eau comme devait le faire le cortège d’Amphitrite. 4 heures : le pilote monte à bord. 5 heures : c’est le service de santé. Aucune maladie contagieuse. 5 h 30 : tous les passagers au fumoir où l’émigration vous fait subir un interrogatoire qui frise le passage à tabac. New York apparaît, le bas de la ville, les maisons de vingt à qua-rante étages. Elles forment un bloc, un îlot. Elles ont plutôt l’air d’avoir été découpées dans de gigantesques et formidables cubes de pierre qu’élevées par la main de l’homme. Nous arrivons à quai, descendons. Visite des bagages. Les douaniers, autrefois épineux, secs et mauvais, sont exquis avec les Français. 

Ritz-Carlton Hotel de New York - 1917 - 1951



À 8 heures et demie, j’arrive au Ritz-Carlton. Vais sur la Cinquième avenue et jusqu’au parc faire un tour. Le temps est lourd. Mes Américaines, ces anciens glaçons, s’accrochent comme des chattes aux bras des marins et des soldats. L’amour flotte comme à Montmartre, au bois de Boulogne ou à Saint-Cloud par une belle nuit de 14 Juillet.

Dîner sur la terrasse du toit du Ritz-Carlton en 1918 - Source Muzéo

--------------
Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

lundi 16 mars 2015

2ème Carnet - 8 juin 1918

8 juin. – Sur Renan. 

Félix Le Dantec, Source Wikipedia

Notre commissaire de bord est le frère du célèbre philosophe Félix Le Dantec*, l’athée de la biologie ou le biologiste de l’athéisme ; l’apôtre du matérialisme, l’adversaire de Bergson. Il est mort il y a un an, avant-hier. Le père Le Dantec était le médecin de Renan** en Bretagne. « Quand vous jugerez que je n’ai plus longtemps à vivre, prévenez-moi, lui avait demandé ce dernier. Je veux mourir au Collège de France. »

Ernest Renan à la fin de sa vie - Source Ephes


Un jour, le docteur revient chez lui et dit aux siens : « Dans deux mois, Renan sera mort et je n’ose le lui avouer. » – « Il faut avoir ce courage, mon père. Allons tout de suite chez M. Renan », dit Félix le Dantec. Mon père et mon frère revenaient deux heures plus tard à là maison. J’étais là, ma mère les interroge avec inquiétude, malgré leur bonne mine. « Comment ce bon monsieur Renan a-t-il pris la chose ? – Oh ! très bien ; il a tiré sa montre, a réfléchi une seconde et a dit : « C’est aujourd’hui lundi, Le Dantec, venez avec les vôtres déjeuner ici jeudi. Puis, je prendrai mon train pour Paris. » Et nous avons parlé d’autre chose (1).

--------------
Note de l'éditeur du livre
(1) Renan quitta la Bretagne le 17 septembre. Il mourait le 2 octobre 1892.
--------------
Notes de l'auteure du blog

* Félix-Alexandre Le Dantec, né le 16 janvier 1869 à Plougastel-Daoulas dans le Finistère et mort le 6 juin 1917 à Paris, est un biologiste et philosophe des sciences français.
Félix Le Dantec vécut une partie de sa jeunesse dans la région de Lannion (à Pleumeur-Bodou probablement), puis fut élève de classes préparatoires au lycée Janson-de-Sailly reçu, âgé de 16 ans seulement, premier à l'École normale supérieure en 1885 et y resta jusqu'en 1888 : il entra alors à l'Institut Pasteur comme préparateur dans l'équipe de Ilya Ilitch Metchnikov. Son service militaire le mena en Indochine où il fut envoyé au Tonkin, puis au Laos où il participa à la « mission Pavie » en 1889-1890. Docteur ès-sciences naturelles à 22 ans (sa thèse est intitulée Digestion intracellulaire chez les protozoaires), il fut envoyé par Louis Pasteur à São Paulo (Brésil) pour y fonder un laboratoire destiné à étudier la fièvre jaune qui sévit alors à Santos. À son retour, il est nommé maître de conférences à la faculté de Lyon. En 1899, il est nommé à la Sorbonne où est créée pour lui une chaire d'embryologie générale. Il meurt de la tuberculose. Un long article lui rendant hommage a été publié peu après sa mort par la revue Annales de Bretagne en 1918.
Source Wikipedia

** Joseph Ernest Renan, né le 28 février 1823, à Tréguier et mort le 2 octobre 1892 à Paris, est un écrivain, philologue, philosophe et historien français.
Fasciné par la science, Ernest Renan adhère immédiatement aux théories de Darwin sur l'évolution des espèces. Il établit un rapport étroit entre les religions et leurs racines ethnico-géographiques. Une part essentielle de son œuvre est d'ailleurs consacrée aux religions avec par exemple son Histoire des origines du christianisme (7 volumes de 1863 à 1881) et sa Vie de Jésus (1863). Ce livre qui marque les milieux intellectuels de son vivant contient la thèse, alors controversée, selon laquelle la biographie de Jésus doit être comprise comme celle de n'importe quel autre homme, et la Bible comme devant être soumise à un examen critique comme n'importe quel autre document historique. Ceci déclenche des débats passionnés et la colère de l'Église catholique.
Ernest Renan est considéré aujourd'hui comme un intellectuel de référence avec des textes célèbres comme Prière sur l'Acropole (1865) ou Qu'est-ce qu'une nation ? (1882). Dans ce discours, Renan s’efforce de distinguer race et nation, soutenant que, à la différence des races, les nations s’étaient formées sur la base d’une association volontaire d’individus avec un passé commun : ce qui constitue une nation, ce n'est pas parler la même langue, ni appartenir à un groupe ethnographique commun, c'est « avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore » dans l'avenir. Ce discours a souvent été interprété comme le rejet du nationalisme racial du type allemand en faveur d’un modèle contractuel de la nation.
Pourtant, comme l’ont signalé Marcel Detienne et Gérard Noiriel, la conception par Renan de la nation comme un principe spirituel n’est pas exempte d’une dimension raciale, au point que des penseurs comme Maurice Barrès en firent leur précurseur. Le « plébiscite de tous les jours » défendu par Renan « ne concernent que ceux qui ont un passé commun, c'est-à-dire ceux qui ont les mêmes racines ».
 Son intérêt pour sa Bretagne natale a été également constant de L'Âme bretonne (1854) à son texte autobiographique Souvenirs d'enfance et de jeunesse (1883).
Source Wikipedia

--------------
Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

samedi 14 mars 2015

2ème Carnet - 5 JUIN 1918

5 juin. – Sur le président Wilson. 



« C’est dans la chaire que ma mère, mon frère et moi avons fondée à l’université de Princeton que Wilson vint en 1890 professer », me raconte Harold McCormick, un millionnaire de Chicago. « Mon frère se trouvait à Princeton quand Wilson y faisait aussi ses études, tandis qu’en cette même université je fus plus tard son élève. Il y enseignait le droit romain, la jurisprudence, l’économie politique, les lois internationales. Ses cours étaient si populaires que la chapelle seule était assez grande pour contenir ses auditeurs. 

Woodrow Wilson (1856–1924), Class of 1879. Sidney Edward Dickinson, American, 1890-1980. Oil on canvas, 1929, 150.5 x 100 cm. (59 1/4 x 39 3/8 in.). Princeton University, gift of William Church Osborn, Class of 1883, and friends. Photo: Bruce M. White

« Afin de faire comprendre au peuple américain pourquoi il devait se battre, Wilson lui a dit « It is for democracy. » Nos ennemis ont répondu : « La démocratie, « vain mot, inventé comme prétexte. » Et moi, je vous dirai, monsieur Gimpel, que dès son adolescence, sur les bancs de l’école, Wilson étudiait les questions de démocratie. Comme professeur, il nous en enseignait l’esprit. Comme président de l’université, il a combattu pour l’imposer à Princeton où il fut vaincu par le parti conservateur. Elu en 1902 président de l’université par le comité des directeurs, il veut, pour le bien du pays, relever le niveau des études et rendre les concours plus difficiles. Opposition. Puis il déclare que les sports sont nécessaires à tous, que la santé du corps importe à celle de l’esprit. Il n’a trouvé à Princeton que quelques athlètes se donnant en spectacle. Il déclare : « Pas de concours d’athlètes, je veux une hygiène « égale et générale. » Ses adversaires crient : « Que deviendra Princeton dans les « concours inter-collèges ? » Il jure qu’il s’en moque. Ce n’était pas assez, il commence le siège d’une troisième tour d’ivoire : le club. Ils ont grandi, très fermés, tout au moins à un élève sur deux. L’exclu est méprisé, non seulement au collège mais aussi au dehors ; non seulement au temps des études mais dans la vie. « Halte-là ! crie Wilson, cet ostracisme est en opposition avec l’esprit de démocratie. » Mais si Wilson n’ignore pas que les élèves des clubs ne sont pas les plus intelligents, il ne se doute pas de la force qu’ils doivent à la richesse et il sous-estime les haines qu’il soulève. Le comité des directeurs et les professeurs se liguent avec les élèves pour lui donner le dernier assaut. Il vient d’être question d’édifier, aux environs de Princeton, un collège pour les élèves ayant obtenu leur diplôme universitaire, et désirant entreprendre des études plus poussées ou se spécialiser. « Très bien, dit Wilson, mais si nous trouvons l’argent, il faut bâtir à Princeton même, car les élèves doivent rester liés à présent, et dans l’avenir. Or, la distance séparant les bâtiments conduira à une rupture entre les élèves, ce qui est contraire à l’esprit de démocratie, lequel consiste à donner les mêmes chances à tous. » 

Photo prise en 1919. De gauche à droite : Lloyd George, Premier Ministre britannique, Vittorio Orlando, président du Conseil italien, Georges Clémenceau, président du Conseil français, et Woodrow Wilson, Président des Etats-Unis. / Crédits : AFP(source)

« Entre temps, West, un professeur de latin, adversaire de Wilson, avait été frapper à la porte de ceux des anciens élèves de Princeton qui avaient fait fortune. À Chicago, il suggéra à un gros donateur nommé Proctor, enrichi dans la vente du savon, d’exiger l’éloignement du nouveau collège. Wilson dit : « Nous devons « refuser cet argent donné dans un esprit contraire à l’esprit démocratique. » Tout le monde le déclare fou, même mon frère qui faisait partie du comité des directeurs. Refuser un million de dollars ! Soutenir qu’il est plus nuisible qu’utile ! Ce président est un illuminé et un inconscient ! Wilson assure que si l’on accepte, il donnera sa démission. L’argent fut pris et il partit. Peu après, la place de gouverneur de l’État de New Jersey étant vacante, elle lui fut proposée et il fut élu. C’est ainsi qu’il est entré dans la politique. On ne peut reconstruire le passé, mais il est bien probable que sans ses luttes à Princeton afin d’y faire régner son ardent amour pour la démocratie, il y serait encore aujourd’hui. »

5 juin. – Abattoirs.


McCormick* n’est pas le « self made man » ; il est né riche, est sorti d’une université, a parcouru l’Europe, y a séjourné ; il ne manque pas de distinction et quand il dit qu’il est de Chicago, on sait qu’on ne se trouve pas devant un boucher enrichi, un « packer » ou empaqueteur. McCormick me raconte une visite qu’il fit avec des amis aux abattoirs d’un des magnats du lard, obéi dans les établissements comme un général et craint comme un sultan. Le boucher conduisit ses visiteurs dans les chambres froides devant les animaux suspendus, alignés dans un ordre superbe, et il caressait le dos d’un bœuf, fier comme un artiste, il en faisait admirer la couleur, le luisant, la forme, la graisse, les marbrures. « Vous n’avez jamais pu, m’assura McCormick, chanter avec tant d’ivresse la beauté de votre plus beau tableau ! » 

Un autre « packer » qu’il a connu, riche de plus de dix millions de dollars, ne pouvait se passer d’aller boire tous les jours un verre de sang tout bouillant. Usé, fini, aux derniers jours de sa vie, malgré la défense de son docteur, malgré les supplications de sa famille, il se traînait à l’abattoir pour boire là, bien chaud, sortant de l’animal, son bol de sang.

--------------
Note de l'auteure du blog :

* Robert R. McCormick (1880-1955) a mené une vie passionnante. Ses intérêts allaient de journalisme à la chasse au renard en passant par l'aviation. Il croyait dans la fonction publique et a été élu conseiller municipal de Chicago en 1904 et président du district sanitaire de la ville en 1905. Il est devenu soldat, servant dans la Garde nationale de l'Illinois en 1915 et dans la Première Division d'infanterie pendant la Première Guerre mondiale. Il a atteint le grade de colonel.
En 1911, il a été élu président de la Tribune Company et a consacré sa vie à la publication et à l'édition du Chicago Tribune. Il a parallèlement créé un empire médiatique important, comprenant aussi des stations de radio et de télévision, des usines de papier journal intégrées et, bien sûr, des imprimeries. 
Il menait une vie d'un gentleman-farmer, dirigeant des fermes expérimentales à Wheaton et à Yorkville.
Il s'est marié deux fois, d'abord à Amy Adams Irwin, qui vivait à Cantigny jusqu'à sa mort en 1939, et plus tard dans le Maryland avec Mathison Hooper, avec qui il a parcouru le monde. À sa mort, sa volonté il a créé une fondation charitabl, connue aujourd'hui comme la Fondation McCormick, finançant des programmes pour favoriser le développement de citoyens instruits, informés et engagés.
--------------
Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

jeudi 12 mars 2015

2ème Carnet - 1er JUIN 1918

Source ici

1er juin. Journal de bord.


8 heures du matin. Dans l’air, des saucisses et des hydroplanes. 9 heures. Nous partons. Un contre-torpilleur construit pendant la guerre nous convoie.


Il tourne autour de nous comme un chien de berger. Dans ma cabine, le garçon m’apporte la feuille que l’émigration américaine force tout passager à remplir. Elle n’a pas changé depuis la guerre. À chaque traversée depuis quinze ans je réponds à ces vingt-neuf questions. En dehors de celles qui concernent l’identité la plus détaillée, cinq sont particulièrement à retenir. N° 19 : le passager a-t-il jamais été en prison ou dans un hospice ou a-t-il été nourri par la charité ? – N° 20 : le passager est-il polygame ? – N° 21 : le passager est-il anarchiste ? – N° 23 : Quel est l’état mental ou physique du passager ? – N° 24 : Est-il difforme ou estropié ? Si oui, indiquer par suite de quelle cause. 
Vers midi, le convoyeur, après quelques signaux optiques, nous quitte tandis que militaires français, anglais et américains se promènent sur le pont avant le déjeuner. 2 h 10. Venant de l’ouest, deux transports chargés de troupes américaines et précédés d’un navire de guerre anglais. Je demande pourquoi le ventre de nos canots de sauvetage est corseté de filets. En cas de torpillage pour s’y accrocher. Nous marchons jusqu’à ce soir en zigzag pour dérouter le tir du problématique sous-marin. À la nuit, on ferme avec des plaques de fer hublots et fenêtres. Dans les couloirs, des lumières bleues. Devant les portes d’accès aux ponts, des rideaux de toile à voile.


Je passe ma soirée à l’avant du navire, par terre, adossé à l’un de ces énormes champignons d’acier qu’on nomme cabestans, percés de meurtrières, qui servent à enrouler les cordages. Le mien me protège contre le vent. Delannay me dit que sur les anciens navires ils étaient cinq fois plus larges ; que les hommes manœuvraient en passant des barres de fer à travers ce que j’appelle des meurtrières. La chaîne de l’ancre cassait fréquemment. Alors, à une vitesse folle, le cabestan partait en sens inverse et vingt hommes étaient fauchés par les barres.

--------------
Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

mardi 10 mars 2015

2ème Carnet - 30 mai 1918

30 mai 1918 - En route pour New York.


7 heures du matin. Arrivée à Bordeaux, j’embrasse et quitte ma femme qui pleure. Mon cœur se serre. Nous passons sur les quais où « la Lorraine » surgit à nos yeux, toute camouflée*. C’est un décor de théâtre vu à cinquante centimètres ou plutôt c’est un tableau cubiste démesuré, avec de grandes nappes de bleu d’outremer, de noir, de vert, quelquefois parallèles mais dont le plus souvent les angles sans pitié s’enfoncent les uns dans les autres, et quoique nous ne comprenions pas, nous devinons un raisonnement, un plan, une ligne de conduite, une étude.

La Lorraine en temps normal, dans les années 1900

-------------
Notes de l'auteure du blog

* Durant la Première Guerre Mondiale la guerre sous-marine fait rage contre les navires de commerce. Les sous-marins autrichiens et allemands poursuivaient en effet avec acharnement les bâtiments chargés de troupes. Cette nouvelle menace, renforcée par les mines flottantes et les bombardements par avion, fut responsable de nombreux naufrages. La guerre sous-marine étant une nouveauté, les marins manquaient cruellement d’expérience défensive. Toutefois, peu à peu, des instructions se mettent en place pour l’organisation du service de surveillance (postes d’observation, le choix des personnes), pour l’organisation d’exercices du service d’abandon (numérotation des places dans les barques, localisation de celles-ci) et pour le fonctionnement du service en zone dangereuse (précautions à prendre). En 1917, l’offensive sous-marine allemande reprend avec une grande intensité, l’Axe recherchant une décision. C’est à cette époque que se renforcèrent les recherches sur le camouflage des navires. 
Les ruses et les techniques de camouflage 
Au début, la coque était peinte d’une couche sombre uniforme (grise ou noire) qui devait se fondre à l’horizon. Toutefois, à la mi-1917, les pertes de navires alliés sont élevées, signifiant l’inefficacité de cette mesure. La mise au point d’un camouflage efficace s’adaptant au constant changement de l’environnement, de la lumière et du temps est donc indispensable. 
A cette époque, un français, Pierre Gatier (peintre et graveur originaire de Toulon), est convié par un de ses amis à une promenade en mer à bord du sous-marin Le Nivôse. A travers le périscope, il est très difficile de fixer du regard les navires en perpétuel mouvement. Les vagues, les couleurs de l’eau agitée ou calme, le soleil, les orientations des navires, le ciel et les variations des nuages modifient constamment le paysage marin. 
On commence alors à peindre les superstructures des navires de façon à ce qu’elles se confondent avec la brume et l’eau. Les Anglais avaient déjà créé une section de camouflage à la Royal Academy de Londres. Ils avaient conçu une méthode de déstructuration visuelle destinée à tromper les observations ennemies. Pierre Gatier va les perfectionner : son but est de tromper l’ennemi sur le cap, les dimensions et les distances des navires. Grâce à certains contrastes, il pu parvenir à renverser le jeu naturel des ombres, tel que l’on peut l’observer sur la coque de La Lorraine camouflé ou encore sur la représentation de Lieutenant de Missiessy des Messageries Maritimes. En 1918, il rejoint le siège parisien du service de camouflage de la marine.


La technique est simple, un petit modèle de navire était placé sur une plaque tournante à l’extrémité d’une longue table figurant le niveau de la mer. A l’autre extrémité de la table, un périscope permettait de se placer dans les conditions d’observation d’un sous marin inspectant la mer. Les motifs de camouflage sont appliqués des deux côtés du navire, mais différemment, avec des motifs irréguliers sur toute la longueur pour en casser la forme. 
Les couleurs utilisées sont de préférence le vert, le bleu et le gris, que l’œil a du mal à distinguer et à différencier du ciel et de la mer. Bien qu’elles puissent évoquer le cubisme, les formes utilisées pour le camouflage répondent à un impératif d’efficacité et non à une volonté artistique. Une nouvelle forme d’art et une nouvelle école de recherche scientifique naît, dont le but est de créer une illusion d’optique de façon à rendre le navire invisible. 
Les ruses : 
les navires ennemis pouvaient aborder des marquages identiques à ceux des navires marchands alliés ou neutres pour être confondus et ainsi gagner du temps et prendre l’avantage des hostilités. De même, l’altération de la silhouette du navire par l’ajout ou le retrait d’une cheminée, ou le fait de rendre la poupe identique à la proue afin que l’ennemi ignore la direction du navire permettaient de tromper la vigilance dans les deux camps. Il était également possible de faire croire à un navire très défendu par la mise en place d’armements en bois ou carton, ou bien par la représentation d’une silhouette de navire escorte de protection sur le flanc du paquebot. Cela pouvait effrayer l’ennemi et le décourager.

--------------
Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

dimanche 8 mars 2015

1er Carnet - 27 mai 1918

27 mai. – Même cynisme. 

Les Forges de Vulcain de Boucher

Avec Chanas, en auto, en route pour Montgeron et le château des Pélissier. 
— Alors, monsieur Gimpel, vous avez bien compris, vous êtes un Américain vous venez acheter les trois tapisseries de Boucher, des merveilles dont Les Forges de Vulcain qui a près de six mètres de long ; elle est entière avec la vue des forges ; puis Mars et Vénus, malheureusement en deux morceaux, coupée à gauche, et Le Triomphe d’Amphitrite, également coupée. Les bordures ont été enlevées mais conservées. 
Nous arrivons au château et je trouve ridicule ce rôle que Chanas veut me faire jouer.
La comtesse de Pélissier vient d’avoir ses deux fils tués à la guerre*. «Jeunes gens que je n’ai pas connus, si vous saviez comme votre mère a pu vous adorer !» «Dieu, fait-elle, n’a pas voulu leur conserver la vie! » Nous repartons une heure après et Chanas me dit : « Trois millions, ils sont fous, mais quelles belles tapisseries ! Sans la mort de leurs fils qui les a plongés dans l’anéantissement, ils n’auraient jamais songé à vendre. » Et Chanas ajoute : « Ce qui fait le malheur des uns fait le bonheur des autres. » 
La grosse Bertha**. 
Elle dépasse sa ligne de tir. Un obus est tombé rue de Berri à côté des serres du marquis de Casa Riera, à quelques centaines de mètres de notre maison d’affaires où loge mon associé. Sa femme, terrifiée, vient de s’écrier : « Ce n’est plus de jeu ! » 

Ricochet
L’obus est tombé à moins de cent mètres de la demeure des Chaponay. Il y a des années que je travaille cette affaire, et combien d’offres ai-je faites en vain ! Cinq minutes après l’explosion, le marquis me téléphonait qu’il acceptait ma dernière proposition et j’acquiesçai.

---------------
Note de l'auteure du blog

*
Comte Herman de PÉLISSIER - Chevalier de la légion d'Honneur, croix de guerre avec palme - Fils de Carloman Paul Henri et de Marie Urbaine Claire Amélie LANGLOIS de CHEVRY, frère de Marie Joseph Urbain Léon Maurice mort pour la France le 28/10/1917 - Saint-Cyrien promotion de Montmirail (1912-1914) - citation au tableau d'honneur spécial de la Légion d'Honneur : "Jeune saint-cyrien, a fait preuve d'un entrain et d'une intrépidité remarquables jusqu'au 1er octobre 1914, jour où il est tombé glorieusement en maintenant sous un feu très meurtrier sa section dans la position qui lui avait été assignée"
Comte - Prénom usuel : Maurice - Chevalier de la Légion d'Honneur, Croix de guerre avec 2 étoiles - Fils de Carloman Paul Henri et de Marie Urbaine Claire Amélie LANGLOIS de CHEVRY - Saint-Cyrien promo 1908 - Ingénieur des Arts et Manufactures (Centrale Paris) promotion 1913 - Frère de Marie Joseph Urbain Eugène Herman+le 01/10/1914 à Servon (51) - Acte de décès transmis à la mairie de Chevry-en-Sereine (77)
Source memorial genweb

**
La grosse Bertha, ou « dicke Bertha » en allemand, est le surnom d’un canon allemand de gros calibre utilisé par les Allemands pendant la Première Guerre mondiale. Conçu et fabriqué à Essen, dans les usines de Gustav Krupp von Bohlen und Halbach, ses projectiles sont capables de transpercer un mur en béton armé de 3 mètres d’épaisseur à une distance d’une dizaine de kilomètres. La grosse Bertha se fait connaître par les énormes dégâts qu’elle provoque lors des sièges de Liège, Namur, Maubeuge, Anvers ou encore Verdun. Longtemps, les Allemands crurent que la grosse Bertha, avec ses 70 tonnes et ses obus de 800 kg, serait l’arme miracle qui leur permettrait de remporter la guerre, ce qui ne fut pas le cas.
 Mais au fait, d’où vient ce surnom de « grosse Bertha » ? Apparemment, la tradition au sein des usines Krupp voulait que l’on donne un petit nom aux canons du groupe industriel, et de préférence des prénoms de la famille Krupp. Et comment s’appelait l’épouse du patron, héritière de l’entreprise ? Bertha Krupp von Bohlen und Halbach. Une femme à la carrure imposante, paraît-il…
Source defense.gouv

--------------
Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963