samedi 12 septembre 2015

4e Carnet - 28 mars 1919

28 mars. – Banquet en son honneur.
Entrée de l'hôtel Vanderbilt de NYC en 1912

A l’hôtel Vanderbilt, cent vingt personnes environ, surtout des artistes. Dîner servi par petites tables. La salle est de style mi-chinois, mi-jardin d’hiver européen. Le plafond est tapissé de feuillages ainsi que le haut des murs ; plus bas, une étoffe crème et, perpendiculairement, des bambous.


Comme un casque qui lui tomberait jusqu’aux narines, un amas de bandages enserre sa tête. Il se tient droit dans sa gloire, la poitrine bombée.
M. Chapman, dont le fils fut un des premiers aviateurs américains morts pour la France, nous parle de façon sensible de l’amitié franco-américaine.

Portrait de Lemordant par Cécilia Beaux

Puis, Cecilia Beaux, une artiste peintre assez répandue et non sans un certain talent, dit tout ce que les artistes américains doivent à la Bretagne, même ceux qui ne sont pas des bretonisants, ceux qui n’ont fait que la parcourir une seule fois, et elle se résume par cette jolie fiction : « Quand le bon Dieu créa le monde, il dit : « Je veux « que l’on sache que je suis un artiste », et il fit la Bretagne. »
Bartlett, un bon sculpteur américain, une tête de Musset, prosateur, prend ensuite la parole dans un français sans accent.


Lemordant commence. Il parle lentement, deux ou trois mots à la fois, s’arrête, sa diction est claire, aucune hésitation, et parfois cependant il semble chercher la pensée en sa nuit. Voici ce qu’il dit :
« Mon émotion est telle que j’ai peine à dominer mes sentiments. La présence de M. Chapman qui a souffert pour la grande cause donne son sens à ce banquet et la présence de tant d’artistes en précise le caractère. Par-delà ma personne, c’est à l’idéalisme de la race française que s’adressent vos hommages. Beaucoup d’entre vous sont venus dans nos ateliers, ont travaillé dans nos écoles, et vos rêves de jeunesse se sont mêlés aux nôtres. Vous qui connaissez la France, savez que cet esprit de sacrifice qu’elle a montré sur les champs de bataille est le même que celui que sa jeunesse artiste a montré depuis des siècles pour la défense de la beauté. Nos ennemis appelaient Paris la Babylone moderne. Paris, c’est l’esprit qui régnait durant la Renaissance, l’esprit de Florence et de Rome, avec une jeunesse passionnée. Depuis l’époque où, sur notre sol, s’élevèrent les tours massives et les clochers élancés des époques gothiques, un souffle de spiritualisme n’a cessé de régner sur l’Ile-de-France. Au xvie, nous avons Jean Goujon ; au XVIIe, Poussin, plein de clarté, ouvre le siècle à Louis XIV. Au XVIIIe, Houdon, Chardin, Fragonard, François Boucher, Watteau, le doux poète, l’exquis rêveur dont l’âme triste aime à se réfugier dans le mystère et dans le songe. Rude, le stoïcien, Ingres, austère amant de la ligne, rival de Delacroix, le Véronèse français. Nul arrêt. Corot renouvelle l’art du paysage ; Millet exprime la poésie et le morne accablement qui pèse sur la destinée des simples. Gauguin s’en va dans les Iles pour conserver une âme vierge. Cézanne, enfant de génie, Courbet, Manet, Degas donnent le sens du modernisme. Corot dans ses dernières toiles, Cézanne, Monet et les impressionnistes enrichissent le langage pictural de nuances plus claires. Carpeaux, à la grâce enjouée, pétrit les groupes de la Danse et de Flore. Les émouvantes maternités de Carrière traduisent l’infini de la vie intérieure. Qui, parmi nous, n’a point fait l’émouvant pèlerinage de la Sorbonne devant les Puvis de Chavannes ? Rodin, dernier disparu, à la puissante maîtrise, marque son empreinte sur toute la sculpture. Même désintéressement et mêmes sacrifices. Poussin, premier peintre du roi, abandonne sa place pour aller à la recherche de la beauté. Watteau, pauvre, malade, mort à trente-sept ans, faisait, pour vivre, des figures de saints pour un barbouilleur du pont Saint-Nicolas. Ingres, pour quelques francs, traçait ces merveilleux dessins dont s’enorgueillissent les musées et les collections.


« Après Charleroi, reculant sous le nombre, sans broncher, avec le froid, la soif, la fatigue, la fatigue lourde, nous nous retirâmes des plaines de Belgique ; jour après jour, nuit après nuit, même effort, se battre, mar-cher, se battre, marcher, marcher, marcher. Mais cette retraite se fit avec une telle régularité que lorsque le maréchal Joffre, dans son superbe ordre du jour, nous fit savoir que nous devions nous faire tuer sur place, l’armée fit volte-face et fonça.
« Et ce fut la bataille de la Marne. Et ce fut la victoire de la Marne. Ce ne fut pas le miracle de la Marne, miracle seulement pour ceux qui ne nous connaissaient pas. « Nos deux démocraties pratiquent le même culte de l’honneur. Nous pouvons réunir nos morts, les vainqueurs des libertés. »

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

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