lundi 3 août 2015

4ème Carnet - 19 janvier 1919

19 janvier. – Dans l’atelier de Sert, 19, rue Barbet-de-Jouy.


Plutôt que dans un atelier, je me croirais sur le plateau de quelque théâtre. Ses toiles sont grandes comme des décors. Sert n’est pas effrayé d’avoir à peindre une église entière, ce qu’il va faire bientôt dans son pays, en Espagne. Il en parle comme d’un jeu car il travaille très vite.


Trois aides, en blouse, apportent les toiles qu’il va me montrer. Ces gens préparent ses fonds ; j’aperçois des toiles gigantesques enduites d’un merveilleux émail blanc. Il travaille certainement sur une belle matière. Il me dit : « J’ai beaucoup étudié les primitifs et l’art de la Renaissance. Tintoret fut le plus grand des décorateurs. – Peut-être, dis-je, mais pour concurrencer ses confrères et leur ravir leurs commandes, il employa trop souvent de la peinture bon marché et elle a terriblement noirci. » Sert, qui se trompe, dit que la faute en est à la lumière et donne pour preuve que les plafonds du maître sont restés plus clairs. La première œuvre que j’ai vue de Sert, ce fut à Paris, chez Keppel, avenue du Bois, mais destinée à sa maison en Angleterre. Ça ressemblait à Patinir, aux Hollandais du XVIIe, à Boucher. Sert pille partout où il passe.

José Maria Sert
Source Petit Palais

J’avais rencontré là Boni de Castellane qui est son ami, car ce peintre est très mondain. Il a des manières grassouillettes et policées, porte blond et beau, mais a trop d’embonpoint. Sous sa barbe blonde courte et en pointe, taillée avec amour, il cherche à cacher l’enflure des joues. Il doit être aimé des vieilles.
Les hommes en blouse placent autour de moi une série de panneaux : un carrousel de chevaux de bois, de chevaux splendides, sous un dais circulaire, sorte de nouveau Camp du drap d’or. Un acrobate costumé comme un tyran jongle avec ses trésors. Des poissons rouges en vitrine. Un marchand d’oiseaux venu des paradis persans. Je demande à Sert le sujet de cette féerie ; il me répond : « Le Merveilleux Souvenir. » Je l’ai peinte durant la guerre. Durant la guerre, nous n’avons vu que de très vilaines choses, et pour échapper à l’horreur il a fallu se reporter vers les souvenirs de l’enfance, les chevaux de bois, l’acrobate, l’éléphant blanc, les oiseaux, les poissons rouges que voilà. Oui, le voilà : « Le Merveilleux Souvenir. »

José María Sert, Scènes de Cirque, paravent de 4 feuilles pour le boudoir de la reine d’Espagne, 1920

Le père de Sert était un gros industriel, mort jeune. Il fabriquait des tapis, et l’enfant, déjà artiste, lui donnait des dessins. Il pense très longtemps à son sujet, mais ensuite le porte vite sur sa toile. Il me montre la maquette d’une décoration en camaïeu commandée par un Américain, Deering, pour une propriété en Espagne. C’est la victoire des Alliés, qu’il a déjà exécutée en 1915. Une porte et à gauche un magicien qui, en l’an 2114, regarde une ancienne carte d’Europe au milieu de laquelle il trouve une forteresse. C’est l’Allemagne. Et le drame se déroule tout autour de la pièce. Les cloches dans le ciel sonnent le tocsin, l’alarme est donnée et les vertus partent en guerre. En bas : la Marne. Les taxis victorieux de Gallieni. La première victoire. La barbarie s’arrête. La Sagesse antique plane. La victoire donne comme une garde héroïque. La collision. Avec les Alliés, Apollon. Le soleil qui ne fut jamais vaincu. La paix. L’Arc de triomphe. Là-bas dans le lointain les troupes reviennent. L’auréole. Et dans l’air la Neuvième Symphonie. L’ordre, le progrès, la civilisation.

Sur Sert.

Sert par Ramon Casas

Je raconte à Berenson ma visite à son atelier. Il s’étonne que je ne connaisse pas le mot de Forain sur le peintre espagnol. Forain accompagnait un gros bourgeois dans une exposition où Sert montrait une de ses grandes pièces peintes. Le bourgeois en est fou, veut l’acheter, elle est trop grande et il enrage. Forain lui tape sur l’épaule et lui dit : « Ça se dégonfle. »


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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

1 commentaire:

  1. Bonjour,
    Je lis depuis quelques semaines le journal de René Gimpel et m'en délecte littéralement. J’arrive presque à la fin. Sa fin à lui est totalement émouvante, lui qui avait la fortune et connaissaient tous les grands de ce monde. Il a accepté la souffrance pour aider les plus humbles. Cela dénote une personnalité hors du commun.
    Le côté frustrant du livre (je lis la version de 1963) est de ne pas voir les tableaux et œuvres dont il parle, les artistes, etc. et vous comblez ce manque! Quel travail de titan vous avez entrepris. Avez-vous une idée de combien de mois ou même années vous aurez besoin pour en arriver à bout? J'ai recopié vos textes et illustrations pour m'en faire un livre, plus facile à lire, à consulter, à revoir. J'espère qu'un jour un éditeur aura l'idée de faire un tel livre, même si le tirage ne sera pas forcément très élevé et que la pagination sera, elle, assez forte. Et qu’il fera appel à vous !
    Bravo et merci pour ce superbe et utile travail.
    Yves

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