mardi 28 juillet 2015

4ème Carnet - 11 janvier 1919

11 janvier. – Clemenceau vient au 57.

Funérailles d'Abel Ferry

Je l’ai aperçu dernièrement avec le président Wilson, mais je ne l’ai pas vu depuis l’enterrement d’Abel Ferry. Nos affaires militaires n’allaient pas encore très bien et il paraissait préoccupé. Claude Monet avait raison, l’autre jour, quand il me disait qu’il semblait rajeuni.
Il paraît même si jeune qu’il n’a pas été reconnu quand il est entré au 57. La concierge me l’a annoncé par un seul coup de cloche au lieu de deux. Le gendre de Wildenstein l’a aperçu par les fenêtres du bureau et il a dit à la blague : « Voilà Clemenceau. » L’homme, à la porte, lui a même demandé son nom.


Il est trop connu pour le peindre. Les peintres et sculpteurs de l’avenir se tromperont s’ils le représentent comme un homme de plus de soixante à soixante-trois ans. Puis il a été trop caricaturé et l’on aura tendance à déformer ses traits ; comme on l’appelle le Tigre, on en fait un être mi-fauve, mi-homme. Il a très peu de rides, ses pommettes sont rondes, très rondes, comme des balles de tennis. Par habitude de la caricature, on lui avance le front, on lui rentre les yeux, et démesurément ; c’est très inexact. Ses moustaches sont volumineuses mais soignées, malgré leur pousse un peu rude. On lui fait une mâchoire casse-noisettes qu’il n’a pas. Son menton est très rond et sa tête apparaît comme une boule, il est vrai, assez volumineuse.
Il s’extasie devant le La Tour. « C’est le plus beau pastel que j’aie vu, dit-il, il devrait rester en France. » Il laisse comprendre qu’il aimerait trouver un mécène pour l’offrir au pays. Helleu disait de Clemenceau qu’il parlait d’art comme un calicot. Certainement notre Premier ne possède pas le goût et les connaissances d’Helleu, mais il a une science assez générale de l’art. Il connaît les principales œuvres des maîtres et sait où elles se trouvent. Il s’étonne quand je lui montre un Chardin qui est en dehors de la manière habituelle du maître : le portrait de la femme du peintre en habit de bourgeoise, assise, un panier d’œufs à côté d’elle.

Portrait de Clémenceau par Manet, 1879 (il ne lui manque pas d'oeil et son nez est doit : il doit parler d'un autre portrait : en effet, celui-ci est à Orsay)

Nous parlons des impressionnistes et il me dit que les Américains ont un portrait de lui par Manet où il lui manque un œil et où il a le nez de travers. Je dis à Clemenceau : « Je vais vous montrer le plus beau Nattier : La Marquise de Baglione. » Il me répond qu’il n’aime pas ce peintre, mais quand il se trouve devant le portrait, il s’extasie et dit : « Je fais amende honorable. »

Marquise de Baglione en Flore par Nattier

Il a lu le livre tout récent de Giacometti sur Houdon et fait : « Intéressant au point de vue documentaire, mais c’est écrit comme un cochon. » Je veux le conduire dans un autre salon pour lui montrer Le Baiser de Fragonard, mais il résiste en disant : « Il faut que j’aille au 59 voir le docteur… très malade. » Et comme j’insiste, il s’écrie : « Il faut que vous me laissiez faire mon métier. »

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

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