dimanche 26 juillet 2015

4ème Carnet - 10 janvier 1919

10 janvier. – Chez Pierre Roche, 25 rue Vaneau. *



Un minuscule atelier. Un homme dans la soixantaine, plutôt grand, une moustache blanche à la gauloise. Il nous accueille comme de vieux amis. Il nous montre aussitôt plusieurs médailles commémorant l’action militaire des Etats-Unis, comme celle donnée à Wilson pour son élection à la Sorbonne et dont l’originale a été frappée en fer.

Médaille de Pierre Roche : Oceani America Liberatrix

Puis une médaille pour la prise de Saint-Mihiel par les Américains, une autre pour célébrer l’arrivée de leurs premiers soldats, avec la date du 28 juin. Une médaille à Guynemer, avec ces mots : « Noces d’or, pour les cinquante victoires de l’as légendaire. » Enfin, le profil du général Pershing.

Le monument du Luxembourg, à Edith Cavell, qui a disparu

Pierre Roche nous montre un projet de monument à Edith Cavell ** ; il devait être érigé aux Tuileries. De tout son long, la nurse martyre est à terre, étendue, fusillée, elle est là sous une niche longue et voûtée, le long des parois de laquelle courent en haut-relief des femmes et des enfants pourchassés par le Boche. Un officier tire encore sur l’agonisante. L’Allemand est trop caricatural, les enfants trop à la Clodion. Cet artiste a le sentiment du décor mais manque de puissance. Le décorateur se retrouve dans ses projets de fontaines pour nos provinces et là il est plus à l’aise. Il travaille à une Alsace se jetant dans les bras de la France. Cette statue remplacera un empereur d’Allemagne.

loïe Fuller par Pierre Roche

Roche nous apporte beaucoup de photographies d’œuvres qu’il fit il y a vingt ans, mais, hélas ! il n’a pas pu échapper au mauvais goût de l’époque, au modem style d’alors, tortueux et sale. Dans un coin de l’atelier, j’aperçois un excellent buste de Le Sidaner, le peintre est très ressemblant ; je vois aussi des céramiques murales, des essais intéressants. Je demande au sculpteur s’il connaît le prix de revient de quelques monuments à Paris et il me répond que le Delacroix a coûté quatre-vingt mille francs, le Scheurer-Kestner, soixante mille, mais qu’aujourd’hui le prix de revient a doublé.

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Notes de l'auteure du blog

* Fernand Massignon dit Pierre Roche (Paris, 2 août 1855 - Paris, 18 janvier 1922) est un sculpteur, peintre, céramiste, décorateur et graveur-médailleur français. Il est le père de l'islamologue Louis Massignon.
Après avoir commencé des études de médecine et de chimie, il entre en 1873 à l'académie Julian pour étudier la peinture dans l'atelier d'Alfred Roll où il reste jusqu'en 1878. Il expose au Salon de 1884 à 1889.
En 1888, encouragé par Jules Dalou dont il fréquente l'atelier, Roche s'essaye à la sculpture en concourant pour un monument à Georges Danton. Il exécute des commandes publiques comme L'Effort1 (vers 1898), aussi connu sous le titre Hercule détourne à travers les rochers le fleuve Alphée au jardin du Luxembourg à Paris, ou la Fontaine d'Avril (1906) au Square Brignole-Galliera.
Il est au long de sa carrière soucieux de ne pas se cantonner à un domaine de production, cherchant à rompre avec la hiérarchie académique établie entre arts majeurs et mineurs. Principalement connu comme sculpteur, il s’attache sans cesse à désenclaver cette forme de création en véritable parangon d’un art pour tous. Ardent défenseur de l’art social, à l’instar des créateurs de l’École de Nancy ou de ceux du « groupe des Six » tels qu’Alexandre Charpentier, Pierre Roche doit être considéré en artiste décorateur complet de la période fondatrice de l’Art nouveau.

** Edith Cavell, infirmière anglaise directrice de l’école d’infirmières de Bruxelles, fut fusillée par les Allemands le 12 octobre 1915, pour faits de résistance. Cet acte perpétré contre une femme, qualifié à l’époque de « barbare », eut un retentissement tel qu’il fut récupéré par la propagande pendant la Première Guerre mondiale et jusque dans l’entre-deux-guerres. Dans le contexte commémoratif de l’époque qui met en avant la figure masculine du soldat sacrifié sur l’autel de la Patrie, le cas d’Edith Cavell apparaît comme unique et témoigne du statut exceptionnel que peut avoir l’hommage féminin. Cette résistante est vue comme une martyre au nom des besoins de la propagande politique. 19 Immédiatement après cet incident tragique, la propagande de guerre se saisit de cet événement inédit : recours à une figure de martyre telle qu’Edith Cavell, une femme de surcroît, pouvait permettre de raviver les énergies combattantes. L’infirmière anglaise véhiculait une image réconfortante, à la fois féminine et maternelle, dont l’ensemble de la société avait besoin en ces temps de guerre : la fragilité inhérente à son sexe était susceptible d’émouvoir chaque soldat et de lui donner une raison de se battre.
Source Cairn

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

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