dimanche 3 mai 2015

3ème Carnet : 19 août 1918

19 août. – Chez Claude Monet.

Dans le train qui nous conduit à Vernon, Georges Bernheim me dit que j’ai pris la responsabilité du voyage à Giverny, mais que Monet ne nous recevra peut-être pas. Comme Renoir, il ne veut pas être dérangé quand il travaille. Je lui demande s’il le connaît bien et il me répond : « Oui, et dans une certaine circonstance j’ai mieux agi envers lui que lui, plus tard, envers moi.
— A quelle occasion ?

Édouard Manet - Garçon parmi les fleurs, 1876 (Jacques Hoschedé)

— Voici : Monet avait épousé en secondes noces une veuve ou peut-être bien une divorcée*. Elle avait un fils** qui, à la mort de sa mère, me vendit huit toiles de son beau-père pour huit mille francs.
— Pourquoi si bon marché quand il ne pouvait pas en ignorer la valeur ?
— C’est qu’elles n’étaient pas signées, et ce garçon était en trop mauvais termes avec Monet pour que le peintre y mette sa signature. Elles valaient quand même quarante mille francs avec ma garantie. Monet apprend cette transaction et m’envoie mes cousins, les Bernheim frères, me dire qu’il aimerait racheter les huit tableaux et il m’en fait demander le prix. Je lui écris : « Monsieur Monet, vous n’avez qu’à m’adresser un chèque de huit mille francs et prendre les toiles. » Il me l’envoya en me faisant promettre un cadeau. Je l’attends encore. Deux ans, trois ans passent. Je me décide à l’aller voir et je lui dis : « Monsieur Monet, je ne vous demande aucun cadeau, mais vendez-moi quelques toiles. » Il m’en cède douze pour cent vingt mille francs et il en ajoute une treizième. Je lui en avais vendu huit pour huit mille francs. Ce fut un cadeau payé un peu cher, mais enfin ! C’est un homme très dur.
Ainsi, il y a un an, je vais chez lui avec mon confrère Hessel avec lequel j’avais acheté en compte à demi un bien vilain Monet que nous lui apportons. Il se souvient de la toile et hurle : « Ah ! quelle cochonnerie ! » « Puisqu’elle ne vous fait pas honneur, lui disons-nous, donnez-nous-en une autre à la place. » « Jamais de la vie, s’écrie-t-il, il n’y a pas dans tout mon atelier une seule toile qui ait aussi peu de valeur que la vôtre. » Alors nous lui parlons d’un échange à un certain prix et nous lui désignons un paysage dont nous lui demandons le prix. Il répond qu’il en veut dix mille francs et nous acceptons. Monet prend notre tableau et le crève d’un grand coup de pied. »

Monet à Giverny en 1918

Il est une heure et demie, nous arrivons à Vernon, nous descendons du train et enfourchons les bicyclettes que nous avons louées à Paris car les moyens de communication ne sont pas faciles en temps de guerre. Nous suivons pendant quelques kilomètres la vallée de la Seine, si belle en cet endroit, et nous arrivons au village célèbre où plusieurs artistes se sont groupés autour du maître. J’aperçois de grandes baies vitrées qui s’ouvrent dans plusieurs maisons de paysans. Nous voici devant le mur de Claude Monet, percé d’une grande porte verte et un peu plus loin d’une autre porte très petite, verte aussi, et nous l’ouvrons pour entrer dans le jardin de Monet si souvent décrit. Je regrette d’être dans l’ignorance la plus complète du nom des fleurs et de me trouver impuissant à les nommer. Il faudrait un Maeterlinck pour un tel jardin qui ne ressemble à aucun autre, d’abord parce qu’il n’est composé que de fleurs très simples, puis qu’elles s’élèvent toutes à des h uteurs inouïes. Je crois qu’aucune ne fleurit au-dessous d’un mètre. Certaines fleurs dont les unes sont blanches, les autres jaunes, ressemblent à de colossales marguerites et montent jusqu’à deux mètres. Ce n’est pas un champ mais une forêt vierge de fleurs avec des couleurs toujours franches ; aucune n’est rosée ou bleutée, elles sont rouges, elles sont bleues.

Monet à Giverny en 1918

Une servante a pris nos cartes et nous dit qu’elle va voir. Bernheim est nerveux et me souffle : « Ne sois pas étonné si nous ne sommes pas reçus. » Je lui demande si ce n’est pas Monet, là-bas, qui s’avance.
— Où ? Comment est-il ?
— Là, sous un grand chapeau de paysan pointu et en paille. Il a une grande barbe blanche.
— Mais oui, c’est lui, il vient.
Nous nous avançons, Bernheim lui serre la main, me présente, et Monet fait : « Ah ! messieurs, je ne reçois pas quand je travaille, non, je ne reçois pas. Quand je travaille, si je suis interrompu, ça me coupe bras et jambes, je suis perdu. Vous comprenez facilement, je cours après une tranche de couleur. C’est ma faute aussi, je veux faire de l’insaisissable. C’est épouvantable cette lumière qui se sauve emportant la couleur. La couleur, une couleur, ça dure une seconde, parfois trois ou quatre minutes, au plus. Que faire, que peindre en trois ou quatre minutes ? Elles sont passées et alors il faut s’arrêter. Ah ! que je souffre, ce qu’elle me fait souffrir la peinture ! Elle me torture. Comme elle me fait mal ! »

Monet à Giverny en 1918

Monet a fini son monologue. Je devine qu’il va nous serrer la main et retourner à son travail. Je voudrais qu’il restât encore quelques minutes et je lui dis : « Excusez-moi, monsieur Monet, c’est moi le coupable, c’est moi qui ai voulu venir. Georges Bernheim m’avait prévenu, mais je l’ennuie depuis si longtemps ! Je vends des tableaux anciens mais j’adore les modernes ; j’adore vos œuvres. Je me fâche avec mes amateurs quand ils me disent que c’est fini, que l’on ne saura plus peindre, que l’on n’égalera plus les anciens. Quels imbéciles ! » Puis regardant ses fleurs : « Ah ! comme votre jardin est joli. Mary Cassatt m’en a si souvent parlé. – Comment va-t-elle ? » me demande-t-il. Je lui apprends qu’elle est presque aveugle et je sens chez le peintre une indifférence de vieillard. Georges Bernheim me dit à ce moment de regarder combien M. Monet est jeune. Je l’interroge. Quel âge a-t-il ? Et il me répond qu’il a soixante-dix-huit ans. Je le complimente, et en effet c’est étonnant, jamais je n’ai vu un homme de cet âge paraître aussi jeune.

Monet à Giverny en 1918

Il peut ne mesurer qu’un mètre soixante-cinq environ, mais il est tout droit. Il ressemble à un jeune père qui, le 25 décembre, mettrait une fausse barbe blanche pour faire croire à ses enfants au vieux papa Noël. Son visage est doucement coloré et pas couperosé. Ses petits yeux ronds et marron, pleins de vivacité, sont des auxiliaires très précieux à sa parole.


« Venez dans l’atelier », nous dit-il. C’est une grande salle rectangulaire. Au mur, sont accrochés une centaine de tableaux environ qui courent et s’échelonnent sur trois ou quatre rangées. Pour la plupart, ce sont des peintures peu intéressantes, assez plates, sans couleur, ce sont des préparations. Parfois, un tableau sort de l’ordinaire. J’en vois un qui m’a l’air de représenter une épaisse forêt avec des éclaircies de lumière surprenante, et cette forêt de fleurs peut être celle de son jardin.
Ma réflexion sur la peinture moderne lui a plu car il m’en reparle et me dit : « Je préfère une nature morte peinte par Delacroix à un tableau de Chardin. » Comme la conversation tombe sur le paysage, je fais : « Vous êtes quelques maîtres qui, au XIXe siècle, avez porté l’art du paysage à un sommet qu’il n’avait jamais atteint. » – Monet s’écrie : « Ne m’appelez pas : maître, je n’aime pas ça. » Je proteste, je ne l’ai pas appelé : maître, et j’ajoute : « Vous me rappelez Renoir qui ne veut pas entendre prononcer le mot maître. » « Je suppose, observe-t-il, que ces Hollandais n’ont pas vu la nature en jaune. Leurs couleurs ont dû changer. Quand nous étions jeunes, nous nous promenions au Louvre et nous comparions nos manchettes au linge des personnages de Rembrandt et jugions que ses toiles sont loin des couleurs originelles. Rubens, lui, a fait de beaux paysages. » Georges Bernheim prononce le nom de Corot et Monet dit : « Il n’a pas mis sur ses toiles assez de pâte. Je ne sais ce qu’elles deviendront avec le temps, les vernis et les nettoyages ; je me demande ce qu’il en restera, bien peu, j’en ai peur ! »
Monet est comme Renoir, très préoccupé de l’évolution chimique des couleurs et il assure que lorsqu’il peint il ne cesse d’y penser.

Madame Monet en japonaise aux éventails (Source Wikimedia)

— Avez-vous appris, lui demande Bernheim, que Rosenberg a acheté pour un très gros prix votre Japonaise aux éventails ?
— Il me l'a écrit ; eh bien ! il en a une saleté !
— Une saleté ? reprend Bernheim, étonné.
— Mais oui, une saleté, ce n’était qu’une fantaisie. J’avais exposé au Salon La Femme en vert qui avait obtenu un très gros succès et l’on m’avait conseillé d’en faire une sorte de pendant, et l’on m’a tenté en me montrant une robe merveilleuse dont certaines broderies d’or avaient plusieurs centimètres d’épaisseur.
Je demande au peintre s’il est sincère et il me répond : « Absolument. » Il nous en montre la photographie ; j’admire la tête et je la trouve belle. Il nous dit avec un certain orgueil d’artiste : « Regardez ces étoffes ! » Il nous apprend que c’est le portrait de sa première femme***, qu’elle était brune et qu’il lui a mis ce jour-là une perruque blonde.


Comme Bernheim m’avait parlé d’une immense et mystérieuse décoration à laquelle le peintre travaille et qu’il ne nous montrerait probablement pas, j’attaque la position et je l’emporte, et il nous conduit par les allées de son jardin jusqu’à un atelier nouvellement construit, bâti comme une église de hameau. A l’intérieur, ce n’est qu’une pièce immense avec un plafond vitré et, là, nous nous trouvons placés devant un étrange spectacle artistique : une douzaine de toiles posées à terre, en cercle, les unes à côté des autres, toutes longues d’environ deux mètres et hautes d’un mètre vingt ; un panorama fait d’eau et de nénuphars, de lumière et de ciel. Dans cet infini, l’eau et le ciel n’ont ni commencement ni fin. Nous semblons assister à une des premières heures de la naissance du monde. C’est mystérieux, poétique, délicieusement irréel ; la sensation est étrange ; c’est un malaise et un plaisir de se voir entouré d’eau de tous côtés sans en être touché. « Toute la journée je travaille sur ces toiles », nous dit Monet. « On me les apporte les unes après les autres. Dans l’atmosphère, une couleur réapparaît qu’hier j’avais trouvée et esquissée sur une de ces toiles. Vite, on me passe le tableau et je cherche autant que possible à fixer définitivement cette vision, mais, en général, elle disparaît aussi rapidement qu’elle a surgi pour faire place à une autre couleur déjà posée depuis plusieurs jours sur une autre étude qu’on met presque instantanément devant moi… et comme cela toute la journée ! — Je comprends, monsieur Monet, pourquoi vous n’aimez pas être interrompu, aussi en vous remerciant nous allons vous quitter.


— Venez encore voir ma salle à manger. » Il nous montre une pièce très rustique mais d’un raffinement oriental, avec juste une couche de couleur, un jaune ton sur ton, un jaune Monet, couleur de son génie le jour où il la composa, et c’est pourquoi on ne la retrouvera jamais.
Quand nous le quittons, la porte déjà presque fermée, il nous crie : « Revenez me voir au début d’octobre, les jours baissent, je prends quinze jours de repos, nous bavarderons. » Nous voici avec Georges Bernheim pédalant sur la route, et il me dit : « C’est une belle réception. – Très belle, alors on y retournera en octobre. – Je lui achèterais volontiers ses panneaux, il y en a une trentaine. – Combien, Bernheim, trois cent mille francs ? – Bien davantage, ça ne les met qu’à dix mille francs pièce. Achetons-les ensemble, exposons-les à New York, nous rentrerons dans notre argent avec le prix des entrées. » J’assure à Georges Bernheim que ces panneaux ne seraient pas vendables aux États-Unis parce que les maisons y sont si petites, et j’ajoute qu’au point de vue décoratif ces toiles sont difficiles à placer, qu’elles manquent de hauteur, que l’endroit idéal serait à terre, et je dis en riant que ce serait parfait pour une piscine.


« Je le lui ferai savoir, dit Bernheim, tu verras comme tu seras reçu en octobre. En tout cas, ce n’est pas l’homme qui court après les marchands. Quand je suis allé le voir avec Hessel, il nous a raconté qu’il a vendu dans sa jeunesse une toile qui serait considérée aujourd’hui très importante, pour cent francs, et encore il ne reçut que cinquante francs argent plus un tableau de Cézanne qu’il nous montra et pour lequel Hessel lui offrit vingt-cinq mille francs qu’il refusa. »

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Notes de l'auteure du blog

* Il s'agit bien sûr d'Alice Hoschedé (1844–1911), qu'il avait épousée le 16 juillet 1892 en secondes noces. Alice avait déjà six enfants de son premier mariage avec Ernest Hoschedé ; ces six enfants ne sont pas de Claude Monet (sauf peut-être le dernier, Jean-Pierre), mais celui-ci les a  élevés.

** Marthe Hoschedé (1864–1925) ; Blanche Hoschedé (1865–1947) qui épousera Jean Monet(1867–1914) fils du premier mariage de Claude Monet ; Suzanne Hoschedé (1868–1899) ; Jacques Hoschedé (1869–1941) ; Germaine Hoschedé (1873–1968) ; Jean-Pierre Hoschedé (1877–1960), parfois dit fils naturel de Claude Monet. On peut donc raisonnablement penser que Berheim par de Jacques Hoschedé.

*** Claude Monet avait épousé en 1870 en premières noces, Camille Doncieux (1847–1879), avec qui il a deux enfants : Jean Monet (1867–1914), dont j'ai parlé plus haut et Michel Monet (1878-1966).
Camille en bleu (et en brune !!)

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

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