mardi 7 avril 2015

2ème Carnet - 25 juin 1918

25 juin. – Chez le collectionneur William Salomon.

Il y a encore peu d’années, l’Américain riche n’achetait que des tableaux. Entouré des chefs-d’œuvre de la peinture, il vivait dans un intérieur du plus mauvais goût. Un mélange des styles Victoria, Napoléon, Exposition 1889, bronzier Linke, décorateur Jansen. Les décorateurs ne lui vendaient pas de meubles, mais des kilogrammes de bronze avec un peu de bois dessous. Le marbre ne comptait que par le cubage. Et comme au plafond on ne pouvait mettre ni bronze ni marbre, on le couvrait de tapisseries ornées d’or.

Le salon de chez Salomon

Quand, en 1901, je suis arrivé pour la première fois en Amérique, William Salomon* était peut-être le seul Américain qui possédait un intérieur de goût, avec de fines boiseries françaises, de beaux meubles et de jolis objets d’art, mais pas encore de tableaux. Il les acheta ensuite presque tous à Duveen et à moi.

The Lost 1906 William Salomon Mansion - 1020 Fifth Avenue

L’extérieur de la maison est en vulgaires briques rouges et est situé en face du Metropolitan Muséum, au coin de la Quatre-vingt-troisième rue.


On aperçoit, adossée à l’immeuble, une petite maison en bois dans laquelle demeure depuis son enfance une femme de quatre-vingt-dix ans. Là, où elle a vu des champs, elle veut mourir et, comme le meunier de Sans-Souci, elle a refusé les grosses offres du multimillionnaire Salomon, qui aurait bien voulu son bout de terrain pour y construire une galerie.

J’aime beaucoup William Salomon. Les Anglais qui décernent si difficilement le titre de « gentleman » le lui donneraient tous. C’est une qualité rare chez l’Américain qui n’a pas eu le temps de se polir. Il est élégant, mince, s’habille à Londres. Une voix douce. Quelque peu vieux beau quoique de taille moyenne. Les moustaches et les cheveux agréablement parsemés de blanc et de noir.

L'entrée de chez Salomon

Il possède plus que du goût, il a des connaissances. C’est le seul Américain qui puisse acheter en dehors d’un marchand. Je dois le revoir dans quelques jours.

Frick, le collectionneur.
Source The Frick Collection

Je quitte Salomon et je rencontre Frick devant le magasin de Cartier, le bijoutier, mon voisin. Frick est d’origine suisse, mais ressemble à un vieillard écossais à la barbe blanche coupée au millimètre et lavée au savon blanc. Ses costumes ont toujours l’air neuf. Il a le regard assez dur.


Ses traits sont si réguliers, son visage si agréable qu’il semble bon, mais en quelques instants on s’aperçoit, on devine qu’on s’est trompé, que cette tête est là, plantée sur ce corps, pour son triomphe et votre défaite.
Je lui dis bonjour, je lui donne des nouvelles de Viviani. Il me demande quelle est la situation en France. Je lui réponds : bonne. « Vous venez, lui dis-je, d’acquérir beaucoup de belles choses.
— Oh ! très peu.
Et il a disparu. Il y a quatre semaines, il a acheté à Joe pour plus de trois millions de dollars de tableaux et d’objets d’art.
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Note de l'auteure du blog

* Salomon était un collectionneur d'art, banquier et philanthrope qui épousa Helen Forbes Lewis Rosshire, en Écosse. Salomon et sa femme achetèrent peintures, pastels, sculptures, tapisseries, brocarts, meubles, argenterie, bronzes, menuiseries intérieures,  marbres, miniatures et pièces de cabinet ... La collection de Salomon comptait des fresques de Tiepolo, et des primitifs italiens; des peintures de Bellini, Jacopo Palma, Baldovinetti, Piero Polaiuolo, Vincenzo Catena, Pérugin, Bernardino Pinturicchio, Francesco Francia, Giovanni Battista Cima, Bernardino Luini, Bernardino del Conti, Bartolommeo Gatta, et Jacopo del Sellajo. Source The Frick collection

de gauche à droite : Charles Knoedler (dont il était question le 23 juin) , Andrew W. Mellon, and Henry Clay Frick, 1898. -Source The Frick Collection

** Henry Clay Frick (né à West Overton, dans le comté de Westmoreland en Pennsylvanie, le 19 décembre 1849 - mort à New York, le 2 décembre 1919) est un industriel de l’acier et un mécène américain
Henry Clay Frick est originaire d'un milieu populaire. À l’âge de 21 ans, avec deux cousins et un ami, il fonde une petite société de production de coke, utilisé en sidérurgie. À l’âge de 30 ans, il est déjà millionnaire. En 1880, il rachète la société, qui est renommée "H. C. Frick & Company". Elle devient rapidement la plus grande société productrice de coke du monde. Peu de temps après s'être marié en 1881, Frick rencontre Andrew Carnegie à New York. Ils s’associent et le partenariat entre la "H. C. Frick & Company" et la "Carnegie Steel Company" est le précurseur de United States Steel. La société de Frick fournit du coke en quantité suffisante pour les aciéries de Carnegie. En 1889, Frick devient président de "Carnegie Steel Company", le plus grand producteur d'acier de l'époque, Carnegie s’étant retiré de la gestion courante.
Frick constitua une magnifique collection d'œuvres d'art, rivalisant ainsi avec les autres hommes les plus riches de son époque, afin de se donner une image de mécène. Sa collection comporte des œuvres de Vermeer, Renoir, Gainsborough, Constable, Turner, Rembrandt, etc. Après sa mort, cet ensemble devient un des musées de New York, la Frick Collection. Frick lègua également une grande partie de sa fortune à des organisations caritatives et un domaine de 60 hectares à la ville de Pittsburgh, qui en fit un parc public.

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

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