mardi 27 janvier 2015

1er Carnet - 7 au 19 mars 1918

7 mars. – Retour des choses d’ici-bas. Au 57. 


Nathan Wildenstein a reçu ce matin, dans son courrier, la lettre suivante : « Monsieur, je suis la veuve d’Edouard Drumont, le farouche antisémite *. J’espère que vous n’en serez pas moins impartial. J’ai des tableaux à vendre, veuillez, je vous prie, venir les voir… » 

  8 mars. – Sur le duc de Clermont-Tonnerre. Au 57. 

Mlle de La Fontaine Solare de La Boissière (Arthur Veil-Picard) par Quentin La Tour

« Mademoiselle X, offrez au duc cent cinquante mille francs pour son La Tour : Melle de La Fontaine Solare. » Elle me répond : « Il faudra me donner une bonne commission car le duc est rasant. Hier, il m’a déclamé pendant deux heures, debout devant son piano, les discours qu’il a prononcés dernièrement devant les grévistes anglais, et il me disait : « Admirez mon style et mon énergie. » J’avais bien envie de lui répondre : « Je comprends que les grévistes aient cessé leur grève « pour ne plus avoir à vous entendre. » Mais je l’ai fermée, il me faut décrocher le pastel. » 

  9 mars. – Alerte. 

Sacha Guitry dans le reprise de Monsieur Debureau en 1951.
Source La rose couverte

Hier au soir, les Gothas ont bombardé Paris. La semaine dernière il y eut aussi alerte. Sacha Guitry jouait au Vaudeville sa comédie Monsieur Deburau**. C’était à la fin d’un acte, et quand un acteur annonça l’alerte, du poulailler, un poilu cria : « Je reviens du front, je connais ça, les Gothas, j’ai payé ma place, je veux voir la pièce. » 



L’acteur dit alors : « Que les spectateurs qui veulent se retirer s’en aillent, et après quoi la représentation continuera. » Très peu de personnes sortirent. Quand le rideau fut tombé sur le dernier acte, le public, peut-être avec affectation, s’attarda à applaudir. Alors Guitry s’avança, applaudit le public du bout des doigts, disant : « Très bien ; ah ! oui. vraiment, c’est très bien ! » 

 10 mars. – Meubles de poupées. 

La maison de poupée de Petronella Oortman par Jacob Appel, datant de 1686-1705. 

Hier, vente de meubles de poupées de Mme X… Mme X est Mme Paulme, la femme de l’expert qui a placé sa fortune en objets d’art. Il a beaucoup de goût. Couple étrange. Paulme est le petit monsieur distingué de province, qui s’efface, et elle est un gamin de Paris élevé mi dans l’atelier, mi dans le ruisseau. Ils furent extrêmement heureux, mais récemment leur fillette, une enfant unique, est morte. C’était pour elle qu’ils avaient composé cette jolie collection et ils se séparent de ces jouets, douloureux pour eux aujourd’hui ! Le plus joli numéro est un petit siège Louis XVI par Jacob, le modèle du mobilier de Sigismond Bardac. 

12 mars. – Un faux tableau. 

L’Enfant bleu de Thomas Gainsborough- Bibliothèque Huntington, San Marino (États-Unis)

Un faux Gainsborough, un Blue Boy, vient d’être adjugé à New York, à la vente Hearn, pour plus de trente-deux mille dollars. Il est plus difficile de vendre un vrai tableau.

18 mars. – Trucs et truqueurs. 


Trucs & Truqueurs. Alterations, Fraudes Et Contrefacons Devoilees de Paul Eudel
Source Delcampe

Une dame Gillet, de Lyon, me dit : 
— Il paraît que vous vous occupez d’art. C’est passionnant. Mais quel métier difficile, on fait tant de faux ! 
— Oh ! oui, beaucoup. 
— Avez-vous lu un livre très amusant : Trucs et truqueurs ? 
— Non, madame. 
— Ah ! vous devriez, ça vous intéresserait, vous qui êtes dans la partie. 

19 mars. – Impressions de l’avant. 


Le président Georges Clemenceau mangeant avec des soldats français dans les tranchées près de Maurepas (Somme) en 1917 © Rue des Archives/Tallandier 

Cadou m’écrit : « L’autre jour, j’étais dans la rue, le matin. Les journaux arrivent. Un poilu d’une division au repos crie : « Chouette, il y a du bon. » Je croyais qu’il parlait du discours guerrier de Clemenceau. Non, il était content que les Parisiens « prennent un peu ». Un autre crie : « Ah ! ben zut alors ! » Je croyais qu’il s’agissait des Gothas sur Paris, non, c’était du discours de Clemenceau : « Ma politique intérieure, je fais la guerre ! » – Viens donc dans les tranchées, salaud ! »

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Note de l'auteure du blog
* Principal propagateur de l'antisémitisme dans la France de la IIIe République et ardent antidreyfusard, Édouard Drumont fonde, en 1892, le quotidien antisémite La Libre Parole où il se déchaîne contre les parlementaires compromis dans le scandale de Panama et où il fait campagne contre la présence d'officiers juifs dans l'armée. Quotidien qui titre, après la première condamnation de Dreyfus : « Hors de France, les Juifs ! La France aux Français ! » 
Candidat antisémite, Drumont est élu député d'Alger en mai 1898 mais il échoue à obtenir un fauteuil à l'Académie française en 1909 et meurt oublié à Paris, le 3 février 1917, ses phrases sur « les sémites décousus » dont on saisira les biens préfigurant sinistrement la politique du commissariat général aux questions juives qui sera développée par l'État français de 1940 à 1944.
Art, amours et désillusions d'un grand mime du XIXme siècle: Jean-Gaspard Debureau. Sa passion impossible pour la Dame aux camélias, ses joies et ses échecs, ses conflits avec son fils qui veut suivre ses traces... Une vie revue et magnifiée par Guitry, dans un film adapté de sa célèbre et étincelante pièce. Séduisant et impressionnant. Source ici.
Voir distribution de la pièce au théâtre du Vaudeville en 1918 ici.

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

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