dimanche 25 janvier 2015

1er Carnet - 6 mars 1918

6 mars. – Joseph Bardac et Arthur Veil-Picard, 
amateurs au 57. 

Joseph (1) est le frère de Sigismond (2). Il vient voir les Hubert Robert. C’est le type du banquier robuste et victorieux. Les chiffres lui servent de levier de gouvernail et de poudre à canon. Dans son esprit, ils n’existent que pour construire ou pour détruire. Ses paroles et ses gestes ont l’autorité d’une addition. Il termine toutes ses phrases par : « Eh bien ! quoi ? » Il n’y a plus rien à ajouter, il vous présente toujours un total. Il achète par goût, et profite en même temps de ses réelles connaissances en art pour bien placer son argent.

Le billet doux de Fragonard (source La belle saison)

Je lui ai vendu pour près de sept cent mille francs Le Billet doux de Fragonard.


Jean-Antoine Houdon (1741–1828) Comtesse du Cayla, 1777 - Frick collection New York

Je lui ai acheté, il y a trois ans, le fameux buste de Houdon : Mme Du Cayla en bacchante, que j’ai vendu exactement deux cent mille dollars à Henry C. Frick, de New York.

Louise Brongniard du Louvre
Source musée du Louvre

L’année dernière, je lui ai acheté deux petites terres cuites de Houdon représentant les enfants Brongniard (***). Je les ai vendues pour trente-deux mille dollars à Joseph Widener, de Phi-ladelphie, qui en possédait les marbres un peu mous, et qui provenaient aussi de Bardac par l’intermédiaire de Jacques Seligmann. Notre banquier les avait acquis du baron Pichon, qui les tenait lui-même de la famille Houdon.

Alexandre Brongniard du Louvre

A un moment, ces terres cuites avaient passé pour des plâtres ; il en existe deux plus belles au Louvre. Tandis que Bardac, qui possède les plus beaux Hubert Robert de Paris, admire les miens, on annonce Veil-Picard(****) que je fais monter, et Bardac me dit : « Je vais lui raconter que je viens d’acheter vos Robert. » Veil-Picard entre. A pas lents, il traverse la longue galerie. Le chapeau enfoncé sur l’oreille, les yeux percés dans des amandes, le nez dans les moustaches, les moustaches dans la bouche, la bouche dans le menton, la tête dans les épaules, tout son corps dans ses jambes, voici le premier amateur de Paris. Il n’a jamais vendu que quelques pièces insignifiantes de sa collection, en dehors de deux tapisseries de Boucher qui ne lui plaisent plus, et d’un cassone aujourd’hui chez Widener.


Cassone florentin, 1ère moitié du 17ème, fait pour la famille Strozzi, National Gallery of Art, Washington, Widener Collection

Ce paysan des environs de Pontarlier, qui a gardé de son village, avec l’allure, le plus affreux accent, a formé, seul et sans conseil, sa magnifique collection. Bardac lui dit : « Vous arrivez trop tard, je viens « de vous ravir les Robert. » J’ai regardé Veil-Picard avec attention. Il a reçu un coup car je lis distinctement cette pensée en lui : « Je ne voulais pas acheter ces Robert, mais j’aurais dû le faire puisque cet animal de Bardac les a pris. » Il lui répond sur un ton très simple : « Vous avez eu raison, ils sont beaux. » – « Eh bien ! répond « le banquier, vous pouvez les avoir, en ce moment je n’ai pas d’argent pour de telles « folies. » Alors Veil-Picard, intimement, se dit : « Ah ! Bardac ne les a pas achetés, « alors pourquoi les voudrais-je ? » On parle des anciens prix et Veil-Picard nous apprend qu’on lui avait offert pour cinq mille francs le portrait de M. de Jars par La Tour qui a fait dans les cinq cent mille francs à la vente Doucet.


Maurice Quentin de La Tour, portrait-d'Étienne Perinet, chevalier de Jars 
Il en existe deux autres versions ((voir même site)
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Notes de l'auteure du blog

(*)La nouvelle édition parle de Joseph Bardac dès le 12 février :
12 février. - Chez Sigismond Bardac, amateur et banquier. 
Son petit hôtel, 55 avenue Hoche, est construit comme la maison anglaise avec deux fenêtres sur la rue et quelques marches extérieures et sans concierge. Le valet de chambre ouvre la porte d'entrée en face de laquelle un escalier se dresse. Au rez-de-chaussée, un salon et une salle à manger, au premier, deux salons. C'est dans ces quatre pièces très simples et sans décoration que le banquier expose sa collection, aujourd'hui fort diminuée. Il y a quelques années, il m'a vendu l'ensemble de sa Renaissance et j'en avais publié un beau catalogue. Il a liquidé cette année son plus joli dix-huitième, trois marchands l'ont acquis : Giraud, Lion et Samary. J'ai écrit : «Il est banquier.» Mais c'est plutôt là un titre de famille. Ce sont ses frères, Noël et Joseph, qui ont toujours dirigé la banque. Il gagne d'ailleurs plus d'argent avec ses objets d'art.
«Bonjour Monsieur Bardac. - Bonjour cher ami, regardez mes chenets.
— Vos chenets sont dédorés, je n'en veux pas ; j'en cherche de plus beaux.»
Le brocanteur proteste et feint d'être indigné. Je souris et lui dis : «Le jour où vous quitterez la banque, venez vendre avec moi.» À peine ai-je terminé cette phrase qu'une crise d'asthme l'étouffé. Ses yeux noirs et perçants vont jaillir hors de leur orbite ; les plis amers de son visage, maigre et creusé, s'allongent et saillent comme des tendons. A cet instant je vois combien cet homme a souffert ! Sa femme, nièce du philanthrope Osiris et depuis remariée au musicien Claude Debussy, avait été une Maman Colibri ; et lui, depuis, pour éviter la sotte allure de mari trompé, s'est composé un masque sceptique. Il me dit : «Achetez mes vases montés.
— Le Chine en est trop tard. Je préfère votre sépia de Fragonard, L'Allée ombreuse, c'est un chef-d'oeuvre.
— Je le sais. C'est pourquoi j'ai refusé de m'en séparer, lorsque l'année dernière j'ai vendu mes dessins de Fragonard à votre concurrent Jacques Seligmann, qui en a disposé au profit de Mortimer Schiff de New York, qui l'accuse d'avoir gardé L'Allée ombreuse, et même qui au début s'est fâché tout rouge.»
Source Amazon

(**) Debussy épousa Emma Bardac, naguère égérie de Gabriel Fauré, puis première femme du banquier Sigismond Bardac. Ils ont une fille en 1905, Claude-Emma, bientôt rebaptisée Chouchou, pour qui son père écrira les ravissants Children's Corner en 1908. Source Fichtre

(***) D'après le musée du Louvre :
Les bustes des enfants Brongniart établirent la merveilleuse capacité du sculpteur à transcrire la fraîcheur et l'innocence de l'enfance sans sentimentalisme, et à leur donner une véritable personnalité. Ils sont conçus en contraste. Ils détournent la tête en sens opposé. Alexandre est habillé, Louise est nue. La vivacité du garçon se manifeste dans la chevelure aux mèches désordonnées, la veste ouverte sur la poitrine, le regard espiègle et le modelé plus nerveux du visage. Louise semble plus posée : elle a encore les rondeurs de la petite enfance, ses cheveux sont soigneusement relevés en chignon, retenus par un bandeau surmonté d'un noeud. Le sculpteur a distingué le traitement du regard pour exprimer la différence de couleur. L'iris d'Alexandre, rendu par deux rangées concentriques d'incisions rayonnantes donne l'impression d'un regard clair. L'iris de Louise au contraire est profondément creusé : l'ombre qui en résulte lui imprime un regard sombre et réfléchi. Le sculpteur laisse au bord de la pupille un petit élément en relief pour capter la lumière, ce qui accroît la vie du regard. Houdon n'a pas été surpassé, sauf peut-être par lui-même, dans les portraits de ses propres enfants Sabine (Louvre), Anne-Ange (Louvre) et Claudine (Worcester, Art Museum). Ces deux portraits en terre cuite furent présentés au Salon de 1777. Ils jouirent d'une grande popularité, connurent de multiples versions en marbre et bronze et furent reproduits en biscuit de Sèvres et en terre cuite. Ils demeurèrent dans la famille Brongniart jusqu'à leur acquisition par le Louvre, en 1898 pour Louise, en 1900 pour Alexandre.

(****)
La famille Veil-Picard est une famille juive, originaire du Haut-Rhin. L'aïeul, Aaron Veil né le 5 mai 1794 à Oberhagental s'est installé à Besançon où il exerce le métier de banquier. Il y décède le 20 octobre 1868. La famille Veil-Picard compte plusieurs mécènes et philanthropes, dont le plus célèbre est Adolphe Veil-Picard (1824-1877), fils d'Aaron, membre du Consistoire de Lyon et bienfaiteur de la Ville de Besançon. En 1924, est érigé à Besançon un monument à sa mémoire dû au sculpteur Boucher (promenade Granvelle). La grille du portail de la synagogue, porte une plaque avec l'inscription « grille donnée par M. A. VEIL-PICARD à la mémoire de son père 1869 ». En 1888, les banquiers Arthur-Georges et Edmond-Charles Veil-Picard achètent à Louis Alfred Pernod la distillerie du même nom. Ils conservent à la société son nom originel de « Pernod fils ».
Source Wikipedia

Grand amateur d’art, le banquier Arthur Georges Veil-Picard collectionnait, au tournant des XIXe et XXe siècles, les tableaux, miniatures et dessins. Certaines oeuvres ont été vendues avant la Seconde Guerre mondiale. D'autres, saisies par les nazis, furent en partie récupérées par les héritiers. Ces derniers mettent en vente chez Christie's six dessins, trois tableaux et quatre miniatures. Comme ces trois chefs-d'oeuvre d'Ingres, dont le Portrait de l'architecte Alexandre Bénard (estimé entre 400 000€ et 600 000€), une des rares figures posées dans des ruines, celles du forum romain, en 1818. Tous les amateurs de belles feuilles ont possédé un jour une page de Jacques-André Portail, nommé en 1740 garde des tableaux du roi. Ici, ce sont Deux Jeunes Pages (entre 150 000€ et 180 000€) qui s'inscrivent dans la tradition des études d'homme noirs, souvent préparatoires au personnage de Balthazar dans les Adorations des Mages. Jean Antoine Watteau signe deux ravissantes têtes de femmes (entre 100 000€ et 150 000€). Côté tableaux, la vedette est Le Bénédicité de Chardin, la seule esquisse connue du chef-d'oeuvre éponyme conservé au musée du Louvre (entre 600 000€ et 800 000€).
Source Connaissance des arts
Voir aussi Patrimoine de France
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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

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