samedi 31 janvier 2015

1er Carnet - 20 mars 1918 (2)

20 mars 1922 - Chez Renoir, à Cagnes. 


« M. Renoir peut-il nous recevoir ? – Il n’a pas dormi de la nuit me répond la servante, je vais voir, voulez-vous me donner votre carte ? » 
Renoir ne me connaît pas, je compte sur la description que la servante va lui faire de la voiture à deux chevaux, les rosses de Grasse. Elle revient et dit : «Si vous voulez bien entrer avec Madame dans la salle à manger, nous allons descendre Monsieur.» «Descendre Monsieur», que veut-elle dire ? 
Le jardin ressemble à une ferme dans la misère, et les portes et les fenêtres de la maison ont les pauvres carreaux de ces villas faux Louis XVI jetées à la hâte et par dizaines sur ces plages créées soudainement par des spéculateurs, genre Dufayel. La vue sur la mer et la campagne est belle. 
Renoir a perdu sa femme il y a trois ans ; le logis s’en ressent, les miettes de la veille n’ont pas été balayées. 
Sur une table, dans un coin, près d’une fenêtre, quelques pinceaux, une boîte de couleurs à l’eau, de petits carrés de céramique, ornés de fleurs, de dessins enfantins, de bateaux, d’arbres de bergerie ; aussi quelques assiettes avec son éternelle femme nue, un genou sur l’autre. Je reconnais la manière et les couleurs du maître. Renoir fait-il de la céramique ?


Mais par la porte entrouverte je l’aperçois ; on le descend, deux femmes le portent dans une sorte de fauteuil à brancards. Georges Bernheim, le marchand de tableaux modernes, m’a dit à Paris : «Il est gaga.» C’est ça. Que suis-je venu faire dans cette galère ? Devant moi, une loque. On le change de fauteuil en le relevant et en le tenant solide-ment par les épaules pour qu’il ne s’effondre pas. Mais ses genoux repliés ne plient pas. Il est tout en angles et d’une pièce, comme les cavaliers désarçonnés des soldats de plomb. Il tient sur un pied, l’autre est furieusement emmailloté. On le rassied en le faisant basculer en arrière.


Assis, c’est une vision d’épouvante, les coudes au corps, les avant-bras levés ; il agite deux moignons sinistres, entourés de cordons et de rubans très minces. Les doigts sont coupés presque à ras ; les os sortent pointus avec un peu de peau par-dessus. Ah ! mais non, il a ses doigts, collés, allongés contre la paume de ses mains, de ses mains lamentables et décharnées comme les pattes des pauvres poulets quand, déplumés et ficelés, on va les mettre à la broche. 
Mais je n’ai pas encore vu sa tête, elle s’enfonce dans un dos courbé et bossu. Il est coiffé d’une large et haute casquette anglaise de voyage. Son visage est pâle et maigre ; sa barbe blanche raide comme des ajoncs s’en va vers la gauche comme poussée par le vent. Comment a-t-elle pu prendre ce faux pli ? Quant à ses yeux… Eh bien ! ma foi… on ne sait pas. 
Cette chose informe va-t-elle me répondre ? Quelques lueurs brillent-elles encore ? Il faut parler. Je me risque et je dis à peu près ceci : 
— Admirateurs de vos œuvres, avec ma femme, nous venons rendre hommage au grand peintre. C’est le maître que nous saluons. 
Un signe pour que nous prenions place, un autre à la servante pour qu’elle lui donne une cigarette. Elle la lui met dans la bouche et la lui allume. 
Alors Renoir parle et dit : 
— J’ai tous les vices, même celui de peindre.


Je respire, cette boutade prononcée avec clarté et sur un ton très vif me rassure. Je ris. Il sourit. Ses yeux si indistincts tout à l’heure s’animent. Je lui dis : 
— J’ai vu sur cette table, dans ce coin, des céramiques où j’ai reconnu votre main. 
— Oui, la céramique, ce fut mon premier métier et j’enseigne cet art à mon petit-fils qui a seize ans et qui habite avec moi. Il faut que chacun ait un métier. Ça semble lui plaire. C’est très difficile. La même couleur appliquée par deux mains donne deux tons. 
— On m’a expliqué que vous cherchiez à composer vos couleurs afin qu’elles ne changent pas plus tard.

Le retour du troupeau, ou retour à la ferme - Troyon
— Oui, mais réussirai-je ? Le grand Troyon du Louvre, Le Retour du troupeau, il y a soixante ans, je l’ai connu avec cette buée qui sort des naseaux du bœuf, tout ensoleillée. Eh bien ! quand j’ai revu ce tableau, il y a quelques années, le soleil autour des mufles des animaux était parti. Et c’est pourquoi il faut étudier sans cesse. 
Ma femme lui demande s’il aime le paysage. 
— Beaucoup, mais c’est trop difficile. Je suis classé parmi les peintres de figures et on a raison. Mon paysage n’est qu’un accessoire. En ce moment, je cherche à le confondre avec mes personnages. Les anciens ne l’ont pas tenté. 
— Pourtant Giorgione.

Les tours de la Rochelle - Corot
Les tours de la Rochelle - Corot

Renoir ne me répond pas. Il n’approuve pas. Alors je lui parle de Corot et il me dit : 
— Ce fut le grand génie du siècle, le plus grand paysagiste qui ait jamais vécu. On l’appelle un poète. Quelle erreur ! Ce fut un naturaliste. Je l’ai étudié sans pouvoir jamais parvenir à son art. Je me suis souvent placé dans les endroits où il a peint, à Venise, à La Rochelle. Jamais je ne l’ai approché. Les tours de La Rochelle, ah ! ce qu’elles m’ont donné du mal !

Les tours de la Rochelle - Renoir

Ce fut sa faute à lui, Corot, j’ai voulu l’imiter ; les tours de La Rochelle, mais il donnait la couleur de la pierre, et moi je ne l’ai jamais pu. 
Il jette sa cigarette dans une écuelle à ses pieds, fait de nouveau un signe à sa servante pour qu’elle lui en donne une autre, et il reprend : 
— Le paysage, c’est l’écueil de la peinture. On pense parfois qu’il est gris ; ah ! dans un paysage gris, souvent, que de couleurs ! Et si vous saviez, monsieur, comme avec un pinceau il est difficile de pénétrer un arbre. 
— Il est extraordinaire, lui dis-je, que vous et quelques amis, à l’époque où vivaient encore presque tous les maîtres de 1830, alors que cette école était en pleine apogée, si appréciée, en pleine gloire, quand vraiment aucune décadence chez elle ne se laissait encore percevoir, quand par-dessus tout vous l’admiriez, vous ayez pu créer une école rivale, qui semblait non seulement si différente mais même de tendance opposée.

Charles Gleyre Autoportrait

— Ce fut l’effet du hasard. Il y avait à Paris un nommé Gleyre*, un Suisse, qui avait un cours de dessin très bon marché, dix francs par mois. Je n’avais pas le sou, c’est ce qui m’y conduisit. J’y rencontrais Monet, Sisley, Bazille. C’est notre pauvreté commune qui nous réunit, et c’est elle qui nous permit ainsi, nous ayant groupés, de faire naître l’école impressionniste. Chacun de notre côté, nous n’aurions jamais eu la force, ou le courage, ni même l’idée. En plus de notre misère, l’école impressionniste eut pour origine notre amitié et nos discussions. Nous eûmes vite à lutter et à nous soutenir. En 1872, Berthe Morisot s’était jointe à nous, et pour nous procurer quelque argent, tous ensemble nous fîmes une vente à l’hôtel Drouot d’où résulta une émeute.

Victor Choquet peint par Renoir

Un nommé Chocquet nous fît beaucoup de bien. C’était un vieil habitué des salles publiques, un quotidien, un de ceux qui aiment à respirer cette poussière dont l’odeur n’est à nulle autre pareille. Il entre dans notre salle, aperçoit un ami qui passe dans le couloir, l’appelle : « Viens voir les horreurs que l’on expose ici. » L’effet est contraire à celui que Chocquet en attend. Son ami admire nos tableaux. Chocquet s’indigne : « Ce sont des cochonneries. » Il interpelle les gens. Alors deux camps se forment qui en viennent aux mains. Des agents sont appelés. On accourt de la rue. L’hôtel Drouot est envahi. C’est la bagarre. Le passage à tabac commence. On est obligé de fermer les portes jusqu’au moment où le calme se rétablit. La vente a lieu le lendemain, nos toiles se vendent à une moyenne de vingt-cinq francs pièce. Mais à partir de ce jour-là nous avons eu des défenseurs !

Autoportrait de Renoir du temps de Cagnes

L’évocation de ces souvenirs de jeunesse et de luttes a enflammé les yeux de Renoir qui pétillent. Gaga ! Ah non ! Georges Bernheim a exagéré. N’a-t-il jamais regardé les yeux de Renoir ? L’infirme, dans sa chaise, aux moignons pantelants, tout ça disparaît devant ces yeux. Ces yeux, quelle animation, quelle vivacité et que de jeunesse encore en eux ! 
Je lui demande de voir quelques toiles et il donne l’ordre à sa servante de nous accompagner. 
Elle nous conduit à côté, dans une chambre à coucher où, sur le mur, sont fixées avec des punaises deux rangées de toiles sans châssis. D’autres traînent sur l’édredon, sur le lit. Souvent sur une même toile sont peints dans tous les sens trois ou quatre sujets, parfois un morceau coupé en angle manque. Des peintures de vingt, trente, quarante mille francs, laissées là comme du linge à sécher. Beaucoup de portraits. Dans ce soleil du Midi, ses dernières œuvres n’ont pas cet aspect brique souvent si désagréable qu’il affectionne depuis quelques années ; ses têtes aussi semblent plus distinguées. Je suis surpris. C’est souvent un amoncellement de pierreries. Cependant ces toiles ne valent pas celles de sa jeunesse. «Mais comment peut-il peindre ?» demandons-nous à cette femme.


— Je lui place les pinceaux entre les doigts et je les retiens avec les cordons, les rubans que vous avez vus. Parfois, ils tombent, je les lui remets, mais ce qu’il y a de plus surprenant en M. Renoir, ce sont ses yeux, des yeux de lynx. Parfois, il m’appelle et me dit d’enlever là, sur la toile, un poil de brosse qui s’est collé. Je cherche, je ne trouve pas, et c’est Monsieur qui me le montre, minuscule, caché dans un empâtement. 
—  Peint-il beaucoup ? 
— Enormément, sans arrêt. Beaucoup de ses toiles, il les donne à des sociétés de charité ou à d’anciens amis ou à leurs enfants tombés dans la misère.


La brave femme est à son service depuis seize ans et elle se désole de ne pouvoir parler d’art, son seul plaisir, et de ne jouer auprès de lui que le rôle de garde-malade. Elle nous a conduits dans un petit atelier, isolé, situé dans le jardin et nous montre la toile sur laquelle le maître travaille en ce moment, une femme nue, un dos très étudié. Le châssis sur le chevalet, au lieu d’être soutenu par une tablette, est accroché et maintenu par un contrepoids qui permet à Renoir de monter et de descendre sa toile lui-même avec facilité. 
Nous revenons auprès du vieillard, je m’extasie auprès de lui sur les merveilles que j’ai vues et je m’étonne de la richesse de son atelier ; il m’apprend que dans sa vie il a vendu plus de trois mille peintures. Je lui demande s’il m’en céderait une et il me répond : 
— Non, pas en ce moment, je n’en ai pas assez à laisser à mes enfants ; dans un an, je verrai. 
Je n’insiste pas et je lui dis : 
— Ce doit être une grande joie pour vous de constater combien fut énorme l’influence de votre école dans le monde entier, influence si forte même qu’elle n’a pas laissé aux différents génies artistiques des peuples la faculté de se développer dans un sens national. Que ce soit en Amérique, au Canada, en Suède, en Norvège et même en Allemagne, partout on fait de l’école française. 
— Partout, dit-il, et même en Allemagne, dans ce pays où tout est resté gothique. Ils vivent comme au Moyen Age dans des tavernes ; leur architecture date encore de cette époque. Le Kaiser parle comme un Burgrave. Son épée et son bon vieux Dieu. A propos, avez-vous vu l’exposition Degas ?

Paul Durand-Ruel dans sa galerie

— Oui, chez Durand-Ruel. Et je lui répète ce que j’ai dit à Miss Cassatt. 
— Quel animal c’était, ce Degas ! Mauvaise langue et plein d’esprit. Tous ses amis ont dû le fuir ; je suis resté auprès de lui un des derniers, mais je n’ai pu résister jusqu’à la fin. Ce qui est incompréhensible, c’est que Manet, doux et tendre, fut toujours discuté, tandis que Degas, acerbe, violent, intraitable, fut dès la première heure reconnu par l’institut, le public et les révolutionnaires.

Autoportrait photographique de Degas, 1895
— On le craignait, dis-je. 
— Oui, c’est ça. Moi, j’ai conservé longtemps son amitié en le bousculant. Un jour, il me dit : «Renoir, j’ai un ennemi terrible, irréductible. – Qui est-ce ? – Mais, vieille bête, fait-il en se frappant la poitrine, tu devrais le savoir, cet ennemi, c’est moi-même !»

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Notes de l'auteure du blog
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Charles Gleyre est né le 2 mai 1806 à Chevilly (canton de Vaud).
Après avoir étudié à Paris chez Louis Hersent, puis à Rome, il part en 1834, en compagnie de John Lowell Jr., industriel et amateur d'art fortuné vers la Sicile, la Grèce, l'Égypte, puis au Proche-Orient, et rentre à Paris en 1837, avec un problème de santé, sa vue s'étant altérée.... Il est nommé professeur à l'École des beaux-arts de Paris en 1843, en remplacement de Paul Delaroche. Certains des peintres impressionnistes seront formés dans son atelier. Son art prône le retour à l'antique. Il dit à Claude Monet : « Rappelez-vous, jeune homme, que quand on exécute une figure, on doit toujours penser à l'antique…? » Le 5 mai 1874, Charles Gleyre meurt à Paris d'une atteinte d'apoplexie. 
Source Wikipedia

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

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