mardi 13 janvier 2015

1er Carnet - 14 février 1918

14 février. – Sur les Rothschild. Au 57

Louis Guiraud est antiquaire. Son père, qui a fondé la maison, a beaucoup de goût. Sa mère aussi. Elle fut jolie. Le baron de Rothschild l’admira. Louis est un chineur aimable, aux yeux bleus, et il possède aussi beaucoup de goût. Il dirige les affaires avec son frère Lucien.

La baronne Ephrussi de Rothschild jeune (source Wikipedia)

— Ah ! dit-il, Mme Ephrussi (*), si je la connais ! Elle n’aime pas régler ses factures.


Les Allez frères (**) vendent aux petits bourgeois leurs poêles à bois six cents francs ; elle les achète deux cents car elle a découvert à Nancy, après de longues recherches, l’industriel qui fournit Allez. L’autre jour, elle me demande si je connais un peintre. 
— Ma foi, oui. Besnard, Renoir. 
Elle me coupe vivement : 
— Mais non, un peintre pour peindre une chaise ! 
Je lui en envoie un le lendemain et elle lui dit : 
— Combien pour passer ce fauteuil Louis XVI au ripolin ?
— Dix francs, madame. 
— Dix francs, fait-elle furieuse, comment pouvez-vous le savoir, vous n’en avez pas mesuré la surface ?

La Baronne Ephrussi de Rothschild avec Nissim de Camondo (source Carlton)

— Ceci n’est rien, continue Guiraud ; l’année dernière, elle téléphone à Fould, son cousin ; c’est lui-même qui me l’a raconté : 
— Allô, allô, Fould, je veux aller avec toi voir les singes. 
— Où, au jardin d’Acclimatation ? 
— Mais non, imbécile, les singes, la décoration, les singes à la Bibliothèque nationale.
— Pardon, tu te trompes, ils sont aux Archives. 
— Fould, je te dis qu’ils sont à la Nationale. Je le sais. Cela suffit. 
— Tu le sais ! Bien, allons-y. 
Ils arrivent à la Nationale ; elle est habillée de rose comme toujours, avec un chapeau bleu tendre sur ses cheveux blancs ; tels qu’elle les avait à trente ans. Elle a un visage comme un vin rosé. Jolie, très lapin blanc. 
— Gardien, les singes ? 
— Quels singes, madame ? 
— Les singes de la Nationale. 
— Vous vous moquez, dit le gardien qui devient tout rouge et qui même commence à se fâcher. 
— Monsieur le gardien, je suis Mme Ephrussi, née Rothschild, cherchez-moi un conservateur. 
Au conservateur qui paraît : 
— Monsieur, je viens voir les singes. 
— Quels singes, madame ? 
— Les singes de la Nationale. 
Le conservateur devient tout rouge et même commence à se fâcher. Il est temps que Fould explique.

Archives nationales (Paris), hôtel de Rohan : le cabinet des Singes.

— Ils se trouvent, madame, dit le conservateur, aux Archives.
Arrivée aux Archives. Trop tard, elles sont fermées. 
— Allons à côté, chez Boulanger, le décorateur, dit-elle. 
— Bonjour, Boulanger, avez-vous des singes ? 
— Madame, je n’ai qu’un perroquet. 
— En peinture ? 
— Mais non, madame, en nature. 
— Vous êtes stupide, Boulanger, je veux des singes en peinture. 
Elle aperçoit sur le mur une toile décorative, deux corps de femmes qui dessinent une arabesque. 
— Combien ça ? 
— Deux mille francs. 
— Je vous l’achète, mais faites-moi peindre des singes à la place de ces femmes. 
Guiraud continue : 
— L’antiquaire Adolphe Lion, 46, rue Laffitte, raconte ses deux seules entrevues avec les Rothschild.

Edmond de Rithschild (source Wikipedia)

Un jour, dit-il, Mme Ephrussi voit chez moi un vase rose. « Ceci, Lion, fait-elle, c’est l’affaire d’Edmond de Rothschild, c’est sa couleur, allez le lui porter demain matin. Voici ma carte. » A 9 heures, j’arrive chez Edmond qui me reçoit à 10 heures et demie et me demande ce que je veux.
— Monsieur le Baron, cette carte, ce vase. 
— Je vais le montrer à ma femme. 
J’attends. Vers 11 heures, j’entends dans la pièce à côté la voix de la baronne : « Adolphe, Adolphe ! » Tiens, elle connaît mon nom. J’entre. Le peignoir de la baronne est à moitié ouvert, elle a les cheveux dans le dos. Elle recule épouvantée et hurle : 
— Qui vous a permis d’entrer ici ? 
— Madame la Baronne, vous avez appelé : Adolphe et Adolphe c’est mon nom. 
— Sortez, imbécile ; Adolphe c’est le nom de mon chien. 
— Mais mon vase, madame ? 
— Votre vase, une cochonnerie. Remportez-le !

Édouard de Rothschild (Source Wikipedia)

Une autre fois, raconte Adolphe, Edouard de Rothschild vient chez moi et, regardant une pendule, dit : « Elle fera bien dans la chambre de ma femme, apportez-la demain matin. » J’arrive à 9 heures et demie. 
— Monsieur le Baron, voici ma pendule. 
— Lion, avez-vous une voiture ? 
— Mais oui ! 
— Je la prends, ma femme accouche, attendez. J’attends. Le docteur arrive. Le baron passe dix fois devant moi. Vers 1 heure de l’après-midi, timidement, je murmure : 
— Monsieur le Baron, ma pendule ? 
— Croyez-vous que je vais acheter une pendule quand ma femme accouche ! 
Je ne l’ai jamais revu.

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Notes de l'auteur du blog

(*) Béatrice de Rothschild, de son nom patronymique Charlotte Béatrix, ou Mme Maurice Ephrussi (14 septembre 1864 - 7 avril 1934), est une richissime membre de la famille Rothschild.
Fille du baron Alphonse de Rothschild (1827-1905), grand collectionneur d'art ancien et important donateur des musées français, et de Leonora von Rothschild (1837-1911) issue de la branche Rothschild dite « de Londres », elle grandit dans le luxe, entourée de chefs-d'œuvre. À 19 ans, elle épouse le milliardaire russe Maurice Ephrussi, un ami ses parents, âgé de 34 ans, issu d'une famille juive d'Odessa dont la fortune était liée à l'exportation de blé et aux mouvements bancaires. En raison dune stérilité, le couple n'aura pas d'enfant. L'union n'est pas heureuse, Béatrice reprochant à son mari son addiction pour le jeu. Le couple se sépare en 1904 mais Béatrice, pour des raisons de discrétion - le divorce est mal vu à cette époque - gardera le nom d'Ephrussi. Passionnés d'architecture, de nature et d'art, le couple habite de somptueuses demeures et collectionne les objets d'art rares. À la mort de son père (1905) elle partage avec son frère une fortune estimée à 700 000 000 €.

La villa de Saint Jean Cap Ferrat (source le site de la villa)

Béatrice acquiert 7 hectares au Cap-Ferrat pour y construire la villa de ses rêves. Au décès de sa mère, en 1911, elle acquiert un terrain a Monte-Carlo et mène un train de vie de reine de France à la Marie-Antoinette. À Paris, Béatrice Ephrussi de Rothschild réside dans un hôtel particulier du 19 avenue Foch (aujourd'hui l'ambassade d'Angola). Elle décède le 7 avril 1934, âgée de 69 ans, à Davos (Suisse) d'une tuberculose pulmonaire galopante; son corps est transporté au cimetière du Père-Lachaise où il repose dans le caveau familial. N'ayant pas de descendance, c'est son frère cadet, le baron Édouard de Rothschild, qui hérite de sa fortune. D'un caractère difficile, son neveu Guy de Rothschild la décrivit comme « une jeune fille un peu déchaînée, d'une invivable nervosité ».
Selon sa biographe, Jacqueline Manciet, "une femme au destin hors norme, qui aurait pu suivre le chemin pavé d'or des Rothschild mais qui a préféré s'en émanciper et tracer sa propre voie. Elle a exprimé son besoin de création à travers le rassemblement de collections hors pair, la mise en confrontation des œuvres et la construction d'une villa exceptionnelle."
Source Wikipedia

(**) Les établissements Allez Frères, situés principalement à Paris au Chatelet, ont été "une sorte de petit B.H.V". Leurs catalogues de quincaillerie, ustensiles, mobilier etc... ont été édité en très grand nombre entre 1878 et 1936 leurs produits ont été vendu par correspondance ainsi que par leurs succursales de province dans quasiment chaque foyer de France on retrouvait un objet estampillé Allez Frères. Une partie de leur patrimoine appartient aujourd'hui à la préfecture de police. Leur grand magasin situé quai de Gesvres, face au pont Notre Dame, sert aux bureaux les locaux industriel de la rue Chanoinesse servent de garage aux véhicules. Source Wikipedia
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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

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