dimanche 11 janvier 2015

1er Carnet - 13 février 1918

13 février 1918 - Au 57

Le 57, c’est le numéro de ma maison d’affaires, rue La Boétie. 
 Seize heures cinq.
– Boni de Castellane, époux divorcé de la riche Américaine Anna Gould. Sa poitrine est trop bombée, ses épaules trop carrées, sa taille trop pincée. Il est très dandy, très blond, encore vert, trop vert, très charmeur, trop poupée, et très grand seigneur. 

Anna Gould dans sa jeunesse 

Seize heures huit. 
– Anna Gould (**), épouse divorcée du comte Boni de Castellane. Elle a quarante ans. Petite, difforme.

Anna Gloud en pied, avec Boni

Son corps a la ligne d’une gourde, tandis que sur sa figure a poussé, en place de nez, une pomme de terre vineuse.

Le duc de Talleyrand Périgord avec son fils

Elle est accompagnée de son nouveau mari, le duc de Talleyrand-Périgord, cousin de Boni. Après son divorce, qui le rejetait dans la gêne mais qui laissait à sa femme des millions de dettes, sa seule plainte fut : « Je me sens trompé, Anna Gould n’était pas assez riche pour moi. » Avec Talleyrand, elle est heureuse. Grand, effacé, le dos voûté, près de soixante ans, il traîne ce grand air respectable et plein d’aménité de l’homme qui a fait les cent coups. 
Ils ne se rencontrent pas avec Boni. 
Chez Berenson, critique d’art. 
Si les tigres qui sont petits et vifs parlaient, ils auraient ta voix et ton intelligence, Polonais félin. Sous ta douceur calculée tu étouffes tes rugissements. Pattes de velours et griffes exécutrices d’acier.



Si tu laisses pousser ta barbe, c’est pour nous cacher que tu es un homuncule. Tes yeux sont bleus… comme pour tromper. Eduqué en Amérique, peut-être y es-tu né. Qui le sait ? Tu vis en Italie et certains veulent que tu sois Anglais ! Ton ambition (ce qu’elle t’a consumé !) fut qu’on te reconnaisse comme le plus grand expert au monde en primitifs italiens et tu as atteint ton but depuis environ trois ans. Tu es mourant, mais pour longtemps. Tu ne fais pas d’affaires et n’acceptes pas de commissions, mais tu partages les bénéfices. 
— Voici vingt-cinq mille francs, monsieur Berenson. 
— Merci, Gimpel. 
Tu es venu depuis peu de temps t’installer à Paris. Tu accours, dis-tu, pour travailler pour la Croix-Rouge américaine.

Villa de Berenson à Florence (source villa I Tatti) (***)

La vérité : tu as peur que, rompant le front italien, les Boches ne viennent jusqu’à Florence te déranger en ta villa et l’on murmure que l’Angleterre te refuse l’accès de son territoire. Tu connais tous les mondes, toutes les sociétés, et dans l’univers tu n’as que des ennemis. Si tu hais, on te le rend bien, mais si on te mettait dans une cage avec un critique, c’est lui qui serait mangé.


Max Liebermann: Dr. Wilhelm Bode, 1904

Ton plus mortel ennemi est Bode, le directeur du musée de Berlin, qui a osé étudier et comprendre la sculpture italienne !

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Notes du l'auteur du blog :
* En 1916, le jeune Paul Morand se moque avec talent de l’élégance démodée de Boni de Castellane : « Boni de Castellanne rentrant ses mentons dans son buste ; bottes vernies, jaquette brodée, gants blancs à baguettes noires, grosse cravate, gilet clair, l’air trop lavé, oxygéné de sa personne ; « blanchi », comme disent les cuisinières d’un légume ébouillanté. »(3. Journal d’un attaché d’ambassade, Paul Morand.) Un enterrement littéraire de première classe ! Source le chouan des villes.

Boni de Castellane plus jeune (source savoir-vivre ou mourir)

**  Anna Gould (1875-8 décembre 1961), mariée le 14 mars 1895 à Paul Ernest Boniface, Comte de Castellane (1867-1932) et divorcée le 5 novembre 1906 (,3 garçons – Boniface, Georges et Jason (Jay) – naissent en 1897, 1898 et 1902), en secondes noces, mariée le 7 juillet 1908 à Hélie de Tallerand-Périgord, 5e Duc de Talleyrand, 5e Duc de Dino, 4e Herzog Von Sagan, et le prince de Sagan (1859-1937) (2 enfants : Howard (1909-1929), Duc de Sagan par renonciation de son père, mort sans alliance, et Helen-Violette (1915-2003), Duchesse de Sagan, mariée au comte James de Pourtalès en 1937, d’où postérité, puis à Gaston Palewski (1901-1984). À la tête d’une fortune de 15 millions de dollars (3 milliards d’euros actuels). Elle est ensevelie au cimetière de Passy à Paris. Elle possédait un revenu annuel de 3 000 000 $. Elle était protestante et petite. Son mariage avec Boni, volage, fut un échec. Elle se venge en le quittant brutalement le 26 janvier 1906 et en épousant son cousin Hélie, avec qui elle fut heureuse. Veuve en 1937, elle se retira aux États-Unis, mais revint mourir en France (source les chroniques de Loulou)

*** La villa i Tatti est une villa située aux alentours de Florence avec de beaux jardins à l'italienne. D'origine renaissance, elle fut d'abord la propriété de florentins importants, parmi lesquels les Zati et les Alessandri qui en restèrent propriétaires jusqu'en 1854. La villa fut alors achetée par John Temple Leader, passa par Héritage à Lord Westbury qui la vendit en 1906 ) Berenson.Ce dernier fit transformer et embellir les jardins et la maison. C'est devenu un prestigieux lieu de rencontres culturelles réunissant les plus grands artistes et intellectuels de la communauté anglo-saxonne de Florence. Berenson décida en 1936 de donner la villa et ses superbes collections d'art du XICe au XVIe à la bibliothèque et à la collection des images photographiques de l'Université de Harvard pour en faire un centre de recherche sur la Renaissance italienne, qui accueille encore des étudiants américains. (source villa i Tatti)

**** Wilhelm von Bode (10 décembre 1845 à Calvörde – 1er mars 1929 à Berlin). Né Arnold Wilhelm Bode, il fut anobli en 1914. Historien de l'art allemand et spécialiste éminent des musées, on le considère comme le cofondateur de l'organisation actuelle des musées. Il fonda en 1904 le Kaiser-Friedrich-Museum (aujourd'hui Bodemuseum) à l'Île aux Musées de Berlin ; il y fut directeur général des collections d'arts de l'État et publia des ouvrages essentiels sur l'histoire des peintures et des sculptures allemandes, néerlandaises et italiennes. Son influence décisive sur le développement des collections artistiques de Berlin, lui a valu d'être surnommé « le Condottiere des Musées » et « le Bismarck des musées de Berlin ». Bode a par ailleurs présidé à la reconstitution des collections et à la refondation des musées de la ville de Strasbourg, dont le musée d'art avait été entièrement anéanti pendant la guerre franco-prussienne de 1870. Source Wikipedia

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

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