lundi 14 septembre 2015

4e Carnet - du 8 au 19 avril 1919

8 avril. – La Tapisserie de sainte Véronique.
Madame George Blumenthal par Boldini en 1896
Madame Blumenthal photographiée en 1916-1920
Source Half Pudding Half Sauce où l'on peut "visiter" l'hallucinante collection réunie par les Blumenthal 

L’ai vendue quatre-vingt mille dollars à Mme Georges Blumenthal.

10 avril. – Des Renoir chez Durand-Ruel.
Source Artvalue

Exposition de trente-cinq toiles, la plupart des petites. Durand-Ruel les a achetées au peintre au cours de ces deux dernières années. Le catalogue nous apprend que les plus anciennes datent de 1878. Durand-Ruel me dit : « Je ne pourrais dire les dates, car Renoir retouche toutes ses toiles avant de nous les livrer. »
J’admire deux toiles, des pommes. Durand-Ruel m’apprend qu’il y avait ainsi cinq groupes de pommes sur une même toile, que son frère et lui ont trouvée dans la chambre d’une vieille bonne qui venait de mourir chez le peintre. Ils l’ont découpée.(1)

19 avril. – L’Exposition Lemordant est terminée.

Ce fut un gros succès, un monde fou jusqu’à la dernière minute. J’ai vendu pour treize mille huit cents dollars. Je vais trouver Lemordant à 6 heures. Le 15 avril, il a été reçu à l’Académie des beaux-arts, où il a prononcé un discours bouleversant sur l’art et les artistes qui ont fait, à la guerre, le sacrifice de leur vie.
Avec émotion et d’une voix large, Lemordant me remercie de ce que j’ai pu faire. Il me dit :
— Je sais tout ce que vous avez fait pour moi. Pendant quatre années de martyre la sensibilité s’affine. Privé des distractions extérieures toute joie humaine disparaît. Je me confine dans les joies intérieures, et pour un homme jeune il est des heures dures. Oui, vous vous êtes beaucoup donné à moi, je l’ai senti. Après ces années tissées de ma souffrance, un être sensible s’est développé en moi, bon juge de la sensibilité des autres. Ah ! comme je voudrais avec vous me promener à Paris, un jour, sur les quais. Ah ! si ma vision revient, je clopinerai quelque peu, mais qu’importe ! Mes yeux, j’aurai mes yeux !

FIN DU 4e CARNET

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Note de l'auteure du blog

Les œuvres de Renoir affluent chaque année en grand nombre sous le marteau des enchères. Le site Art Value.com en dénombre entre 250 et 300 par an, toutes techniques confondues. Les tableaux cotent, selon leur qualité et leur importance, entre 30 000 et 2 à 3 millions d'euros.
Pour Renoir, la qualité est en effet très inégales.
La dernière période, celle des baigneuses aux formes généreuses, qui fait actuellement l'objet de la grande exposition du Grand Palais, est la plus abondante sur le marché, mais non la plus cotée, quoique parfois surcotée. A cette époque le peintre septuagénaire, atteint d'arthrose, depuis 1898 n'a plus la virtuosité du jeune impressionniste de 1870. Pour continuer à peindre, il se faisait attacher ses pinceaux entre ses doigts paralysés !
Et que dire des œuvres format "carte postale", découpées après sa mort dans la grande toile sur laquelle l'artiste esquissait ses sujets ? Montées sur châssis, frappée du tampon d'atelier elles se retrouvent sur le marché à des prix disproportionnés à leur valeur artistique.
Les très gros prix vont aux toiles emblématiques des années 1870/90, quasiment introuvables sur le marché de l'art. Au point que les 78,1 millions de dollars M$ (58 575 000 €) obtenus par Sotheby's à New-York le 17 mai 1990, demeurent vingt ans plus tard un record non battu. Il s'agit d'une version contemporaine mais un peu plus petite (78 x 114 cm) de la toile du musée d'Orsay (131x175cm) .
Le dernier prix important offert aux enchères remonte au 5 février 2008, avec les 9 869 595 € chez Sotheby's d'une version réduite de La Loge, peinte en 1874 : 27x21cm contre 80x63,5cm pour la toile conservée à la Courtauld Gallery de Londres.


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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

samedi 12 septembre 2015

4e Carnet - 28 mars 1919

28 mars. – Banquet en son honneur.
Entrée de l'hôtel Vanderbilt de NYC en 1912

A l’hôtel Vanderbilt, cent vingt personnes environ, surtout des artistes. Dîner servi par petites tables. La salle est de style mi-chinois, mi-jardin d’hiver européen. Le plafond est tapissé de feuillages ainsi que le haut des murs ; plus bas, une étoffe crème et, perpendiculairement, des bambous.


Comme un casque qui lui tomberait jusqu’aux narines, un amas de bandages enserre sa tête. Il se tient droit dans sa gloire, la poitrine bombée.
M. Chapman, dont le fils fut un des premiers aviateurs américains morts pour la France, nous parle de façon sensible de l’amitié franco-américaine.

Portrait de Lemordant par Cécilia Beaux

Puis, Cecilia Beaux, une artiste peintre assez répandue et non sans un certain talent, dit tout ce que les artistes américains doivent à la Bretagne, même ceux qui ne sont pas des bretonisants, ceux qui n’ont fait que la parcourir une seule fois, et elle se résume par cette jolie fiction : « Quand le bon Dieu créa le monde, il dit : « Je veux « que l’on sache que je suis un artiste », et il fit la Bretagne. »
Bartlett, un bon sculpteur américain, une tête de Musset, prosateur, prend ensuite la parole dans un français sans accent.


Lemordant commence. Il parle lentement, deux ou trois mots à la fois, s’arrête, sa diction est claire, aucune hésitation, et parfois cependant il semble chercher la pensée en sa nuit. Voici ce qu’il dit :
« Mon émotion est telle que j’ai peine à dominer mes sentiments. La présence de M. Chapman qui a souffert pour la grande cause donne son sens à ce banquet et la présence de tant d’artistes en précise le caractère. Par-delà ma personne, c’est à l’idéalisme de la race française que s’adressent vos hommages. Beaucoup d’entre vous sont venus dans nos ateliers, ont travaillé dans nos écoles, et vos rêves de jeunesse se sont mêlés aux nôtres. Vous qui connaissez la France, savez que cet esprit de sacrifice qu’elle a montré sur les champs de bataille est le même que celui que sa jeunesse artiste a montré depuis des siècles pour la défense de la beauté. Nos ennemis appelaient Paris la Babylone moderne. Paris, c’est l’esprit qui régnait durant la Renaissance, l’esprit de Florence et de Rome, avec une jeunesse passionnée. Depuis l’époque où, sur notre sol, s’élevèrent les tours massives et les clochers élancés des époques gothiques, un souffle de spiritualisme n’a cessé de régner sur l’Ile-de-France. Au xvie, nous avons Jean Goujon ; au XVIIe, Poussin, plein de clarté, ouvre le siècle à Louis XIV. Au XVIIIe, Houdon, Chardin, Fragonard, François Boucher, Watteau, le doux poète, l’exquis rêveur dont l’âme triste aime à se réfugier dans le mystère et dans le songe. Rude, le stoïcien, Ingres, austère amant de la ligne, rival de Delacroix, le Véronèse français. Nul arrêt. Corot renouvelle l’art du paysage ; Millet exprime la poésie et le morne accablement qui pèse sur la destinée des simples. Gauguin s’en va dans les Iles pour conserver une âme vierge. Cézanne, enfant de génie, Courbet, Manet, Degas donnent le sens du modernisme. Corot dans ses dernières toiles, Cézanne, Monet et les impressionnistes enrichissent le langage pictural de nuances plus claires. Carpeaux, à la grâce enjouée, pétrit les groupes de la Danse et de Flore. Les émouvantes maternités de Carrière traduisent l’infini de la vie intérieure. Qui, parmi nous, n’a point fait l’émouvant pèlerinage de la Sorbonne devant les Puvis de Chavannes ? Rodin, dernier disparu, à la puissante maîtrise, marque son empreinte sur toute la sculpture. Même désintéressement et mêmes sacrifices. Poussin, premier peintre du roi, abandonne sa place pour aller à la recherche de la beauté. Watteau, pauvre, malade, mort à trente-sept ans, faisait, pour vivre, des figures de saints pour un barbouilleur du pont Saint-Nicolas. Ingres, pour quelques francs, traçait ces merveilleux dessins dont s’enorgueillissent les musées et les collections.


« Après Charleroi, reculant sous le nombre, sans broncher, avec le froid, la soif, la fatigue, la fatigue lourde, nous nous retirâmes des plaines de Belgique ; jour après jour, nuit après nuit, même effort, se battre, mar-cher, se battre, marcher, marcher, marcher. Mais cette retraite se fit avec une telle régularité que lorsque le maréchal Joffre, dans son superbe ordre du jour, nous fit savoir que nous devions nous faire tuer sur place, l’armée fit volte-face et fonça.
« Et ce fut la bataille de la Marne. Et ce fut la victoire de la Marne. Ce ne fut pas le miracle de la Marne, miracle seulement pour ceux qui ne nous connaissaient pas. « Nos deux démocraties pratiquent le même culte de l’honneur. Nous pouvons réunir nos morts, les vainqueurs des libertés. »

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

jeudi 10 septembre 2015

4e Carnet - 22 au 26 mars 1919

22 mars. – Lemordant.
Hotel Vanderbilt en 1913

Il revient de Yale et est de nouveau à l’hôtel Vanderbilt, mais au douzième étage. Il porte son uniforme de lieutenant, avec la croix de guerre, la Légion d’honneur et la fourragère. Il est fatigué, son visage s’est creusé. Ses conférences ont eu du succès.

24 mars. – Installation de son exposition.
Guerre 1914-1918. Le peintre Jean-Julien Lemordant, "dont la vue a été très compromise par suite d'une grâve blessure de guerre, a reçu la croix de la Légion d'honneur", le 23 novembre 1916. A gauche : Monsieur Dalimier, sous-secétaire d'Etat aux Beaux-Arts. Photographie parue dans le journal "Excelsior" du vendredi 24 novembre 1916. © Piston / Excelsior – L'Equipe / Roger-Viollet
Source Paris en images  

Dans une salle de douze mètres sur neuf, j’installe les quatre grandes esquisses de son plafond et toutes les études pour le plafond du théâtre de Rennes. Pour briser la monotonie de ce sujet unique, je joins, en les entremêlant, les études et esquisses des panneaux des saisons. C’est un beau décor de théâtre, comme Le Printemps.


Dans une autre salle de douze mètres sur sept, aux murs clairs, je place assez haut toutes ses fresques sur la mer. Elles tournent tout autour de la pièce. Au-dessous, une double rangée de dessins et de croquis, têtes de pêcheurs, types de vieilles femmes, de vieilles Bretonnes, scènes au bord de la mer, quelques vives pochades de plages, retours de pardons, paysages salins.
Puis, dans une pièce plus restreinte, ses études sur le travail et sur Paris, débardeurs rouges et forgerons de feu !


26 mars. – Vernissage.

Il est là, dans la grande salle, assis dans un large fauteuil, sa pauvre jambe étendue. Il est ému. Beaucoup d’artistes, Caro-Delvaille me souffle : « Ce grand talent accentue le drame de son existence. » Copeau, le directeur du théâtre du Vieux-Colombier, lui parle et ils s’entretiennent du peintre Cottet, leur ami commun.
De 3 heures à 6, l’artiste aveugle sera très entouré. La pitié se fait autour de lui, l’émotion et les larmes. Heureusement qu’il ne le devine pas parce qu’il y a beaucoup de monde ; il ne veut pas de pitié. Un tableau minuscule est vendu pour mille dollars et un excellent dessin, un pêcheur, quatre cents dollars.


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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

mardi 8 septembre 2015

4e Carnet - 17 et 20 mars 1919

17 mars. – Chez Frick.
Lady Warwick et ses deux enfants (collection Frick)

Au mur sept tableaux qu’il a payés en moyenne deux cent mille dollars pièce. 

Gainsborough - Lady Duncombe
Gainsborough - Mrs Baker
Romney, Lady Charlotte Milnes

Cinq tableaux en pied : deux Gainsborough Mrs. Baker et Lady Duncombe. Deux Romney Mrs. Milnes et Lady Warwick et ses Enfants, un Van Dyck, Portrait de femme.

Le mail de Gainsborough

Il y a là aussi le fameux paysage de Gainsborough The Mail. Puis, encadré au-dessus de la porte, un Lawrence à deux personnages.

20 mars. – Avec Caro.
Caro-Delvaille - Nu au miroir de 1919 (est-ce ce cette toile qu'il parle, sans doute si l'on en juge par la suite de l'anecdote où il cite un nu de dos de Besnard)

Il raconte son premier Salon : « J’étais très ému, j’avais fait trois fois le tour du Salon sans voir ma toile, et dans une salle j’entends une femme dire à une autre : « Regarde cette horreur, là-haut. » Je regarde aussi, c’était ma toile ! Moi aussi je l’ai trouvée horrible.


« Quand Besnard, poursuit Caro, a exposé au Salon sa femme de dos, j’ai vu une femme altière, le buste en avant, la croupe en arrière, tout ça recouvert de soie, s’en approcher avec ses deux filles, tirer son face-à-main avec dignité et dire : « Cochon. »

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

dimanche 6 septembre 2015

4e Carnet - 16 mars 1919

16 mars. – Dans l’atelier de Caro-Delvaille.

Est situé 15, North Washington Square où s’élève un arc de triomphe modeste (1). Dans ce square, on se croirait un peu à Londres, avec ces maisons de briques à deux étages et si régulières et toutes jumelles. Ce square, placé à mi-chemin entre le bas de la ville (2), cette fourmilière gigantesque des affaires, et le quartier des résidences que sillonnent des milliers d’automobiles, semble comme par magie appartenir à une autre ville, à une autre ville vraiment située à des centaines de lieues, où le chemin de fer et les autos même ne passeraient pas et où les habitants privés de tous les moyens modernes de locomotion auraient gardé la gravité de nos ancêtres, sans rien pourtant de l’austérité travaillée de nos cités provinciales.

North Washington Square dans les années 1920' d'après une carte postale

Washington Square et ses approches furent, jusque vers la fin du siècle dernier, l’enclos, très clos, dans lequel s’emprisonnèrent les familles jalouses de leur ancienneté et qui bâtirent cette aristocratie américaine plus fermée que la cour du plus petit et du plus orgueilleux des roitelets.

North Washington square en 1920, photo

Mais le luxe des nouveaux riches qui se construisent, plus haut, dans la ville, leurs demeures, et le besoin de confort, les chassèrent de leur berceau ; aujourd’hui les artistes, les seuls vraiment sages de cette ville, sont venus se réfugier loin du bruit et de la multitude dans ces maisons délaissées et délabrées.


J’apprends au peintre que le journal Art in America, qui veut reproduire mon David Jeanne de Ricbemont, m’a demandé qui pourrait l’accompagner d’un article et que j’ai répondu : « Seulement Caro-Delvaille. » Il accepte et dit alors : « Les Américains ne comprennent pas le génie français qui élimine l’inutile et clarifie l’utile ; ils ne comprennent pas Watteau, ils n’y voient qu’un décor, quand Watteau n’a peint que des paysages méditatifs et tristes. Je dirai même qu’entre Greuze et David il n’y a qu’une différence de temps mais pas de science. »

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Note de l'auteure du blog

(1) L'arc dédié à George Washington, véritable symbole du parc a été érigé en 1895, édifié sur son côté nord à partir des dessins de Stanford White pour célébrer le centième anniversaire de l'accession de George Washington à la présidence des États-Unis. À l'origine, il était fait de bois et de papier mâché. Les travaux pour le reconstruire en béton et en marbre se sont étalés de 1890 à 1895. Des sculptures supplémentaires y ont été ajoutées en 1916 et 1918. Aujourd'hui, les étudiants de l'université de New York défilent sous le monument, lors de la cérémonie de remise des diplômes. L'arche a été l'objet d'une rénovation entre 2002 et 2004, pour un budget de 2,7 millions de dollars.
Source Wikipedia

(2) Washington Square, long de 300 mètres, large de 150 et d'une superficie de 4 hectares, est un des lieux les plus populaires du sud de Manhattan où les gens aiment flâner et s'y rencontrer. Le parc a en fait peu de verdure, à part des arbres et des parterres de fleurs, il est presque entièrement pavé et est équipé de tables de jeu d'échecs, installées à demeure, où l'on peut voir les joueurs s'affronter devant un large public.
Cependant, il possède également quelques statues et monuments :
Une fontaine en son centre entourée de bassins.
L'arc dédié à George Washington
Une statue de Giuseppe Garibaldi, au sud-est de la fontaine, fut réalisée par Giovanni Turini (it) et offerte par les Italiens de New York en 1888.
Washington Square est le point de départ de la légendaire Cinquième Avenue que se dirige vers le nord.
Source Wikipedia

(3) Rappel :
La peinture a été vendue par Gimpel à Berwind pour un David et elle est présentée pour telle dans la presse lors d'une visite d'anciens combattants au musée. Source Le Journal d'un collectionneur 

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

vendredi 4 septembre 2015

4e Carnet - 6 et mars 1919

6 mars. – Le Nattier Chaponay.

Nathan Wildenstein m’écrit qu’il l’a vendu à Ambatielos avec quatre petits Fragonard pour la somme totale de quarante-quatre mille livres, le Nattier étant compris pour trente-quatre mille livres. 

8 mars. – Collaboration avec Lemordant.

Dans cette revue La Forge de Juillet-Août 1919 : André Buffard : La Vie des Arts [Jean-Julien Lemordant, peintre] (p. 57-59)
Source Petites Revues

Cette semaine, il m’a téléphoné presque chaque jour pour se tenir au courant des progrès du catalogue. La seule idée d’une erreur, d’une faute, l’effraye, l’énerve. Heureusement, je n’ai que de bonnes nouvelles à lui donner. Je lui ai annoncé que je suis parvenu à faire imprimer par Yale même, que la couverture sera d’un bleu horizon pelucheux, très joli ; que les caractères seront impeccables, la mise en pages harmonieuse et les quinze reproductions soignées, et que leur ton est si chaud !


Lemordant part demain pour Yale où son exposition ouvrira le 11, il y recevra son prix. Il parlera d’abord sur la guerre, puis de Watteau et de Rude. Je garde la chambre ; j’ai la grippe.


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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

mercredi 2 septembre 2015

4e Carnet - 3 mars 1919

3 mars. – Chez Henry Frick.

Des corbeaux m’ouvrent la porte. Ce sont ses domestiques habillés de noir, du collet aux chaussures. Frick me reçoit dans sa grande galerie où il a suspendu ses toiles les plus solennelles. C’est une salle immense. Elle est tendue de vert. Sur le sol, un tapis d’une seule pièce et doux comme de la mousse. J’ai déjà décrit l’homme à mon dernier voyage mais, depuis, il a grossi et est entré dans un stade plus avancé de la vieillesse ; son visage s’affaisse, son teint rosé s’inégalise, sa barbe blonde formait masse et elle s’éclaircit.

Le même quelques années après

Mais ses yeux froids, prenants et durs, sous son regard bonhomme, restent d’un bleu clair et beau. Je lui parle de mon Watteau l’Accordée du village dont je lui demande cent trente mille dollars.

Une des versions de l'Accordée du village- Source collection Alfred de Rotshild (1842-1918), puis son fils, Edmond, et actuellement dans une collection particulière.

J’ai l’impression que Frick n’a jamais vu un Watteau, quoiqu’il affirme le contraire. Pendant que je lui parle, je jette mes regards tout autour de cette pièce et j’avoue que cette collection qu’il léguera, avec cet hôtel, à la ville de New York sera un cadeau royal !


Le plus beau tableau est le Rembrandt peint par lui-même (1658. Bode 428. Collection : Earl of Illchester). Il est habillé d’une sorte de blouse ou robe d’un jaune richissime. Des mains colossales saisissent les bras de son fauteuil. Potentat humain et savant dont les yeux s’appuient sur le contemplateur et l’écrasent. Un autre Rembrandt magnifique est Le Cavalier polonais (1653). Si son visage n’était pas celui d’un jeune homme, je jurerais que c’est le Juif errant qui passe là, dans ce paysage où se résument toutes les incertitudes, où l’hospitalité à chaque pas s’éloigne, où l’air n’est qu’un doute immense. Son cheval est aussi lamentable qu’héroïque, il courra ainsi pour l’éternité, avec ses membres disjoints et dans son mouvement saccadé qui s’accommode de tous les terrains. Il y a deux Ver Meer ; aucun n’est tout à fait beau, mais c’est aussi qu’ils sont retouchés.

Le soldat et la servante qui rit de Vermeer (2)

Le meilleur est Le Soldat et la Servante qui rit. Le beau mousquetaire, quoiqu’il soit de dos ! Combien ce conquérant de cabaret, avec son chapeau à bords immenses, apparaît formidable à la douce jeune fille ; elle rit, le regarde, elle est sans résistance.

La leçon de musique de Vermeer (3)

L’autre Vermeer La Leçon de musique avec aussi un peu d’amour. Plusieurs Van Dyck et plusieurs beaux Hals dont son portrait (1635), Le Bourgmestre, de la collection Kann, puis La Femme assise dans un fauteuil, de la collection Yerkes, et l’Amiral de Ruyter, mais ce peintre n’a jamais su donner à ses modèles la personnalité de leur état social, sauf parfois dans leurs mains.

Hals, Amiral de Ruyter

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Note de l'auteure du blog

(1) Il reste seulement le "R" de la signature sur la droite, car depuis sa réalisation en 1655 ce tableau retrouvé dans un château en Pologne a été un peu raccourci au cours des âges... Il est visible à New-York car il fait partie de la Collection Flick exposée à côté de Central Park.
Les cavaliers sont très rares dans l'œuvre de Rembrandt, mais ce cheval se retrouve dans un dessin de jeunesse, ce qui facilite l'authentification par les experts.
Ce "Cavalier Polonais", un jeune cavalier sur un vieux cheval (c'est le conseil que l'on donne dans les clubs équestres en complétant: "et un vieux cavalier sur un jeune cheval...") semble engagé dans une sorte "d'obligation irréversible" selon la formule d'un critique.
Il s'agit vraisemblablement d'une représentation du Comte de Saint Germain...

(2) Le sujet principal est la femme, une lumière douce tombe directement sur son visage. Elle ressemble à la femme de Vermeer, Catharina Bolnes, qui a probablement posé pour plusieurs de ses peintures. Les Rayon X ont révélé que Vermeer avait prévu de peindre la femme avec un grand col blanc, mais celui-ci aurait caché une partie de sa robe jaune. En outre, la cape a été plus tard étendue de manière à couvrir l'ensemble de ses cheveux, afin d'attirer l'attention sur l'expression de son visage. Ce corsage jaune avec des tresses apparaît dans de nombreux autres portraits de Vermeer, c'était un vêtement généralement porté tous les jours. La femme porte également un tablier bleu sur sa robe, mais il est caché par les ombres de la table. Les tabliers bleus se portaient fréquemment à cette époque, car ils cachaient bien des taches. Les historiens d'art ont interprété cela comme voulant dire que le soldat a surpris la jeune fille avec une visite impromptue au cours de ses tâches matinales. La femme tient un verre de vin, habituellement utilisé pour le vin blanc. Parce qu'à cette époque, le vin coûtait plus cher que la bière, il illustre sa richesse.
Plusieurs tableaux de Vermeer sont agrémenté d'une carte peinte avec des détails tels qu'il est possible de l'identifier. La carte de la Hollande et de la Frise occidentale est de Willem Blaeu. Aucun exemplaire connu n'a survécu, mais son existence est connue par des archives; la deuxième édition a été publiée en 1621, intitulé "Nova et Accurata Totius Hollandiae Westfriesiaeq. Topographia, Descriptore Balthazaro Florentio a Berke[n]rode Batavo". (Carte nouvelle et précise de la description de l'ensemble de la Hollande et de la Frise de l'ouest. Topographie, Description Balthazaro Florence Berks[n]rode le batave). Vermeer en avait probablement une copie à sa disposition. C'est un autre signe de richesse, les cartes étant très coûteuses.
Les historiens d'art pensent que Vermeer a utilisé une chambre noire pour obtenir les fuyantes dans cette peinture, au lieu d'utiliser une formule mathématique, ce dispositif mécanique lui aurait permis de se rendre compte de la taille relative des personnages. La manière dont il représente les perspectives dans nombre de ses tableaux, penche également dans ce sens. Une chambre noire fonctionne un peu comme une caméra en projetant une image. Toutefois il n'existe aucune preuve historique de cela. 

(3) La plupart des experts pensent qu'il a été peint entre 1662 et 1665, bien que d'autres pensent à 1660.
Dans une pièce éclairée par la lumière du jour, une jeune écolière vue de dos, prend sa leçon de musique en jouant de l'épinette. Un homme debout à côté, probablement son professeur, la regarde et l'écoute attentivement. Sur l'instrument une inscription indique : « La musique est le compagnon de la joie et la guérison de la détresse ». Sur le mur, au-dessus de la femme, un miroir tel un spectateur reflète ce qui se passe.
Au premier plan, une table est recouverte d'un tapis multicolore, sur lequel se tient une carafe blanche sur un plateau.
Sur le mur de droite, on peut deviner une partie d'un tableau, probablement Caritas Romana (de miséricorde romaine), dans le style de Caravage ou de Dirck van Baburen, montrant Péro condamné à mourir de faim mais qui est nourri par le lait de sa propre fille.
Le travail représente une scène d'intérieur, avec peu de personnages, éclairée par la gauche. La perspective est scrupuleusement respectée, comme on le voit sur le miroir, les carreaux du sol et la viole de gambe.
La lumière naturelle pénètre par la fenêtre sur le côté gauche de l'image, en se concentrant sur des surfaces travaillées, faisant rejaillir des paillettes sur le tapis de soie ou réfléchi le pichet de cuivre porcelaine blanche.
Vermeer transmet son grand détail la qualité tactile des différentes surfaces: marbre, soie ou de velours.
La relation étroite entre la musique et l'amour est une question pour Vermeer lorsqu'il a peint cette toile dans les premières années des années 1660, peu de temps après avoir été nommé récepteur de la guilde des peintres de Delft en 1662. Ce travail semble l'éloigner temporairement des intérieurs bourgeois et il va vers une classe sociale plus élevée, comme le montre la présence du miroir ou le tapis oriental sophistiqué recouvrant la table au premier plan.
L'application de couleur avec «pointillisme» donne une lumière étincelante sur la surface picturale, dans un style qui a attiré influencé des impressionnistes comme Renoir et Van Gogh.
Source Wikipedia

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

lundi 31 août 2015

4e Carnet - 1er et 2 mars 1919

1er mars. – Première visite à Jean-Julien Lemordant (1).

Lemordant en 1917 - Source Wikipedia

C’était un peintre. La guerre l’a rendu aveugle. Il est arrivé hier au soir sur le transatlantique Espagne. Ah ! qui donc l’a logé dans cette étroite chambre d’hôtel* où le jour n’entre pas ? C’est parce qu’il ne voit pas que je voudrais que sa chambre fût immense et que la lumière entrât à flots. Il est 3 heures et demie. Il tourne le dos à la fenêtre et derrière lui une petite lampe est allumée. Il est étendu sur un fauteuil à côté de son lit et sa jambe grièvement blessée repose sur une chaise. Deux cannes sont jetées sur les couvertures. Sa tête et la moitié de son visage sont entourées de linges. Je juge, par l’expression énergique de son nez et par sa bouche bien dessinée, que tous ses traits doivent être fins et réguliers. Sa moustache est noire et taillée. Il a retiré sa tunique, il porte un gilet de laine brune. Son képi de lieutenant traîne sur son lit. Sa vie de soldat fut héroïque. Le Goffic l’a chantée ; Geffroy l’a écrite. Son parler est franc, sa pensée pondérée. Je lui parle de Caro-Delvaille qui a travaillé avec lui chez Bonnat et qui veut venir le voir le plus tôt possible.

La salle de restaurant de l'Hôtel de l'Épée décorée par Lemordant en 1905
Et la salle Lemordant avec les décorations de cette salle actuellement.

Lemordant est arrivé ici sous les auspices du haut-commissariat français pour recevoir le prix Henry E. Howland, que lui a décerné l’université de Yale, et que l’on donne tous les deux ans pour récompenser une œuvre de haut idéalisme dans les sciences ou les arts. La bourse est de quinze cents dollars. Pour les Européens, elle sert juste à payer le voyage car ils sont obligés de venir jusqu’ici et de parler à l’Université. Le service de propagande a aussi demandé à Lemordant d’apporter ses tableaux ; il a trois cents toiles et dessins avec lui, dont plus des deux tiers lui appartiennent. Je vais lui organiser son exposition dans mes galeries. La générosité est en lui, je le sens aussitôt. C’est ainsi qu’il refuse que les catalogues soient vendus à son profit ; le bénéfice ira à une œuvre.

Le peintre et son chien Romeo après sa blessure

Il va faire des conférences sur la peinture française du XVIIIe. Il me parle de Watteau, il croit que les Américains l’aiment beaucoup ; je l’étonne quand je lui apprends qu’ils ne l’apprécient pas et que même tout le XVIIIe est quelque peu méprisé. Il me dit alors : « Vous m’accorderez pourtant, je pense, que Watteau est un des plus grands peintres qui aient jamais existé ! Mes conférences iront de lui à Rodin, autre géant, aussi grand que Michel-Ange. » Je lui conseille d’insister sur le côté humain et réaliste de Watteau. « Vous avez raison, me dit-il, oui, il a peint son temps. Et nous, modernes, ne pouvons-nous pas être grands en peignant l’ouvrier, l’usine et la mécanique ? » Je lui parle alors de ses figures de débardeurs. « C’est que, me dit-il, je ne suis pas exclusivement un peintre de la Bretagne. Je suis Breton, j’aime mon pays, j’aime ses habitants, j’ai aimé sa couleur, mais avant tout, j’étais un décorateur, et le décorateur porte un monde multiple en son cerveau. »
Lemordant donne l’impression de parler de façon saccadée mais, en fait, il martèle ses périodes qui sont très courtes. Je crois qu’il deviendra un excellent conférencier.

2 mars. – Deuxième visite à Lemordant.

Le portrait de Lemordant en 1918 par Cecilia Beaux (1855-1942)
Source AllPosters

Je passe deux heures avec lui qui sont entièrement consacrées à la confection de son catalogue auquel il attache beaucoup d’importance. Il veut que ce soit une œuvre d’art comme impression, et quand je lui dis que je connais bien l’art de la typographie, il en est très content. Mais, hélas ! nous avons si peu de temps devant nous, à peine huit jours ! Il me passe les photographies préparées par son secrétaire et nous décidons d’en reproduire quinze. Une exposition de ses œuvres a eu lieu en 1917 chez l’antiquaire Guiraud, rue Roquépine à Paris, et, à cause de la guerre, un très mauvais catalogue fut alors imprimé. Lemordant en fait la critique, oh ! pas du tout comme l’aveugle qui veut donner l’illusion qu’il voit ; c’est une image très nette qui s’est formée en son cerveau.
Impossible de le convaincre de vendre le catalogue à son profit ; il propose de donner l’argent aux soldats aveugles américains. Y en a-t-il ? « Vous appellerez peut-être cela de la sentimentalité, me dit-il, mais je suis un sentimental, un sentimental de cette Bretagne pleine de poésie, d’une poésie que l’on ne connaît pas, car sa poésie à elle n’est pas vraiment sentimentale, elle est grave. »

Guerre 1914-1918. Le peintre Jean-Julien Lemordant, "dont la vue a été très compromise par suite d'une grave blessure de guerre, a reçu la croix de la Légion d'honneur", le 23 novembre 1916, aux Invalides.
© Piston / Excelsior – L'Equipe / Roger-Viollet

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Note de Gimpel

Numéro 224 à l’hôtel Vanderbilt.

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Notes de l'auteure du blog

(1) Le père de Jean-Julien Lemordant était maçon, peut-être marin à l'occasion, et sa mère femme au foyer. D'après ce qui a été raconté au moment du retour triomphal du peintre dans sa ville natale en janvier 1923, son grand-père aurait été « ancien corsaire ». Orphelin dès l'adolescence, sans ressource, Jean-Julien Lemordant réussit à étudier la peinture à Rennes puis à Paris dans l'atelier de Léon Bonnat.
Ancien élève de l'École régionale des beaux-arts de Rennes où il est le condisciple de Camille Godet, Pierre Lenoir et Albert Bourget, Jean-Julien Lemordant perd la vue durant la Première Guerre mondiale, en octobre 1915 durant la Bataille de l'Artois, mais la recouvre en 1923.

Décor pour l'Hôtel de l'Épée de Lemordant - Source Flick

Peintre de la Bretagne et de la mer, on l'a qualifié parfois de « fauve breton », quoiqu'il ait travaillé surtout à Paris. Sa palette très colorée est une de ses principales qualités et il sait admirablement représenter les mouvements des hommes, les danses, mais aussi ceux de la mer, du vent, de la pluie. Son œuvre principale demeure la grande décoration que lui commanda le maire de Rennes, Jean Janvier, pour décorer le plafond du théâtre, aujourd'hui Opéra. Réalisée avec une grande rapidité, l'œuvre fut mise en place en 1914. Elle représente une danse bretonne endiablée aux multiples personnages. On connaît au moins 60 études préparatoires à cette grande composition, le musée des beaux-arts de Rennes en conservant une. Signalons aussi le décor conçu, sur le thème général de la Bretagne, pour l'hôtel de l’Épée à Quimper. Menacé de disparition lorsque l'hôtel ferma en 1975, il fut acquis par le musée des beaux-arts de Quimper, mais le manque de place ne permit de l'exposer qu'après rénovation complète du musée en 1993 .
Il se construit un hôtel particulier au numéro 48 avenue René-Coty à Paris, en sa qualité d'architecte, ancien élève d'Emmanuel Le Ray, architecte de la ville de Rennes.
Source Wikipedia

(2) Cette vaste salle constitue en quelque sorte le cœur du musée. Ses boiseries servent de cadre au grand décor réalisé en 1906/1909 par Jean-Julien Lemordant (1878 – 1968) pour le café de l’Epée à Quimper.
En 1905, les propriétaires du plus célèbre établissement de Cornouaille demandent au peintre de décorer les deux salles à manger. Lemordant imagine une décoration de plus de 65 m2, découpée en 23 peintures illustrant différentes thématiques : Dans le vent et Contre le vent montrent des Bigoudens en costume de fête marchant le long de la côte de Saint-Pierre vers Saint-Guénolé, puis sur la plage de la baie d’Audierne pour se rendre au pardon de Penhors. Le Pardon décrit l’aspect profane d’un pardon du pays bigouden : le cabaret sous une tente, le vendeur d’images pieuses, les différents groupes répartis entres la chapelle et la fontaine miraculeuses. Ces deux ensembles sont présentés au Salon d’automne de 1907. Le succès tant parisien que breton est exceptionnel.
La rénovation de 1993 permet la présentation de l’ensemble du décor conçu par Lemordant selon sa disposition originale, dans un espace qui est un lieu de passage et de rencontre.
L’année suivante, Lemordant complète cette « épopée du peuple bigouden » et expose les toiles composant les deux autres séries : Le Goémon montre les hommes et les femmes recueillant le goémon flottant près du rivage ; Le Port raconte les activités des marins qui raccommodent des filets, cousent des toiles et se préparent à la pêche. La décoration sera complétée en 1908-1909 par deux grandes toiles qui représentent le phare d’Eckmühl et la chapelle Notre-Dame-de-la-Joie.
En 1975, l’hôtel de l’Epée ferme, son mobilier et sa décoration sont mis en vente. Le musée acquiert la décoration mais ne peut exposer qu’une toile.
La rénovation de 1993 permet la présentation de l’ensemble du décor conçu par Lemordant selon sa disposition originale, dans un espace qui est un lieu de passage et de rencontre.
Source Musée de Quimper


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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

samedi 29 août 2015

4e Carnet - 28 février 1919

Henry Caro-Delvaille (French, 1876-1928), "Elégantes au bord de la mer" 

28 février. – À dîner chez Caro-Delvaille.
Il me dit : « J’aime la fresque avec enthousiasme, c’est une détente et une gymnastique, l’art des tons à plat et des tons justes à mettre vite, l’erreur non permise, les pots de colle que l’on vous passe en vitesse par derrière. La chair, criez-vous, puis l’ambre… là, en succession. C’est un métier noble. Ah ! pourquoi Puvis de Chavannes a-t-il peint sur toile ! La fresque lui aurait donné le relief et l’éternité. »



Caro parle des fresques qu’il a faites pour Rostand à Cambo. « Je l’aimais beaucoup », nous dit-il. « En société, il prenait des allures de pantin et, au fond, dans l’intimité, il était très bonhomme et très loin du poète mondain qui, dans les salons, disait avec fatuité : « Moi, l’argent, je sais le dépenser. » Maintenant chaque convive parle du fils de Rostand.

Edmond Rostand et sa villa l'Arnaga

Caro-Delvaille raconte une aventure dont on a beaucoup parlé un été à Cambo : à côté, dans un petit village, avait été fondé un club de tennis pour jeunes gens et jeunes filles, mais une petite demi-mondaine, installée et perdue dans ces montagnes, en franchit un jour innocemment la porte et on la chassa comme une chienne. Maurice Rostand, indigné de cette grossièreté – il avait quatorze ans – se précipite vers elle, lui offre son bras, sort avec elle et une fois sur la route la salue et se retire. Le lendemain, il passait par le village avec son cadet lorsqu’une domestique vient vers lui et, lui désignant une maison, juste en face, lui dit qu’une dame demande à lui parler. Maurice, surpris, s’y dirige assez tremblant et trouve la petite dame de la veille qui lui sert une tasse de thé. Troublé, assis sur le coin d’une chaise, il avale d’un coup le breuvage amer et la quitte en coup de vent en lui criant : « Ma nounou m’attend ! » Il court chez sa mère, lui conte l’aventure et elle, défaillante, lui dit : « Mon pauvre petit, t’est-il arrivé quelque chose ? Dis-moi toute la vérité. » Et tandis qu’elle écrasait Maurice dans ses bras, une petite voix, celle du frère, s’élève : « Rassure-toi, maman, j’étais en bas, ils n’ont pas eu le temps. »


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Note de l'auteure du blog

(1) Aucune fresque n'est, sur le site de l'Arnaga, indiquée comme étant précisément de Caro-Delvaille. En fait, il semble qu'en 1905, Edmond Rostand lui ait confié la décoration de sa ville de Cambo, où le peintre réalisa des fresques avec G. La Touche : fresque que j'ai donc mises en illustration.

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

jeudi 27 août 2015

4e Carnet - 20/25 février 1919

20 février. – Attentat contre Clemenceau.
Source Grande Guerre

On a tiré sept balles sur lui dont deux l’ont atteint. Il ne serait pas sérieusement blessé.

Ernest apprend à lire.

J’aurais aimé qu’en ce jour il me fît une réflexion quelconque, mais le jour qui devra lui apporter tant de joie avec tant de peine, ce jour ressemble pour lui aux autres jours.

25 février. – Au musée de Cleveland.

S’ouvre une petite exposition d’art français où se fourvoient des meubles anglais et italiens. Je signale aux conservateurs un peu ignorants ces loups auprès de nos bergères. Je leur fais retirer quelques dessins faux, genre XVIIIe, prêtés par le dessinateur français X… Je suis certain qu’ils sont de lui. C’est une façon de se voir exposé dans un musée. Il a un petit talent d’illustrateur. Mais il est lamentable dans l’imitation XVIIIe et croit qu’on se peut méprendre quand il imite Watteau ou Fragonard*. Le musée est un joli petit bâtiment en marbre, inauguré depuis moins de trois ans et déjà assez riche en dons : un beau Puvis de Chavannes, l'Eté ; une collection assez pauvre de primitifs. Je remarque un tout petit tableau, un Christ, proche de Simone Martini.


On s’intéresse beaucoup à l’art ici ; la ville est riche parce qu’elle est entourée de mines de charbon et de puits de pétrole. On y fabrique des automobiles. Les voitures y sont si nombreuses qu’on ne peut les garer qu’en les plaçant perpendiculairement aux trottoirs. Williams me disait très sérieusement l’autre jour : « A Cleveland et à Détroit, il faut être mendiant pour ne pas avoir d’automobile. »
A part un ou deux bâtiments publics, poste, douane, où l’on sent l’influence de l’École des beaux-arts, je n’emporte de Cleveland que la surprise d’avoir trouvé, le matin, sous la porte de ma chambre, le journal de la ville fourni gratuitement par l’hôtel, et aussi le souvenir de mon étonnement en constatant, le soir, à 7 heures, quand je sortais de ma chambre, que ma clef fermait automatiquement toutes les lumières et qu’elle les ouvrait quand j’y rentrais.

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Note de Gimpel

* J’ai prêté une superbe console en fer forgé Louis XIV, deux tableaux de Drouais achetés vingt mille francs à Guiraud qui les avait découverts à Nice. Un David repris à Berwind dans un échange. Une commode en acajou, signée Riesener, deux superbes fauteuils Régence, tapisserie de Paris.

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963

mardi 25 août 2015

4e Carnet - 17 février 1919

17 février. – Chez Mme Otto Kahn.

C’est une grande fatigue d’écrire ici et j’ai besoin de beaucoup de courage. Ainsi, je sors d’un magnifique hôtel particulier nouvellement construit, Renaissance italienne ; architecte : un Écossais de beaucoup de talent, Steinhouse ; de superbes tableaux et objets d’art, et cependant rien ne m’inspire. C’est pourtant la plus belle maison aujourd’hui à New York, mais un ennui mortel tombe de ces pierres que ne peut animer Mme Otto Kahn, encore jolie et qui est intelligente et pleine de goût.

Adelaïde Wolf Kahn

Oui, elle a de beaux objets, mais elle les possède sans qu’ils lui appartiennent parce qu’elle ne sait rien de leur histoire et ne soupçonne pas leur passé. Elle les aime comme on aime les enfants des autres, sans le serrement au cœur. Les objets d’art le lui rendent bien. Ils restent plantés là comme des réverbères qui ne s’allument jamais.

Otto Hermann Kahn

Son mari avait commencé par acheter des tableaux français du XVIIIe et avait débuté par un faux Nattier, ou plutôt une belle copie ancienne dont l’original est à Stockholm. Il l’a cru vrai parce que reproduit – et même en couleur – dans le livre de Nolhac. Ils l’ont encore et le garderont toujours*. Ils avaient ensuite acquis deux Pater, une tapisserie de Boucher : La Halte de chasse, mais la femme pousse le mari vers les Hollandais, puis vers les primitifs. Elle avait alors une influence sur lui ; ils étaient mariés depuis peu et elle possédait une immense fortune.

de gauche à droite : Jane Sanford, Otto Kahn, Margaret "Nin" Kahn Ryan, Betty Bonstetton, assis : Nancy Yuille avec Maurice Fatio. Source Otto Kahn's Palm Beach

Otto Kahn était arrivé de Francfort presque en émigrant et était entré comme tout petit employé dans une grande banque, s’y faisait remarquer par une si réelle valeur, épousait la fille d’un des associés qui, en mourant, laissait une fortune de seize millions de dollars à ses deux filles ; Mme Otto Kahn héritait bientôt toute la fortune par la mort de sa sœur.
Avec tant d’argent à sa disposition, Otto Kahn décida de forcer la porte des « Quatre Cents », travail de géant dans cette société férocement antisémite. Il fonça dans l’antre. L’antre, c’est toujours l’Opéra. Pour en obtenir le contrôle, il en acheta les actions, durement et richement tenues.

Photos du site Otto Kahr House
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Note de l'auteure du blog

(1) Otto H. Kahn House était la résidence new yorkaise d'Otto H. Kahn , un financier et philanthrope allemand. Le manoir est situé au 1 East 91st Street, dans le Carnegie Hill, section de l'Upper East Side .
Kahn, associé principal à la banque d'investissement Kuhn, Loeb and Co., a commandé aux architectes J. Armstrong Stenhouse et CPH Gilbert une maison dans le style néo-renaissance italien. Le manoir a été conçu en s'inspirant du Palais de la Chancellerie pontificale dans Rome. Il a fallu quatre ans pour construire cette demeire qui a 80 chambres, en plus de logements pour 40 fonctionnaires, ce qui en fait l'une des maisons privées les plus grandes et les plus belles d'Amérique. Le manoir comprend une cour intérieure, un jardin et une allée privée, ainsi que d'une bibliothèque lambrissée de chêne et une salle de réception spacieuse. Lors de son inauguration, l' Architectural Review a loué cette maison comme «un exemple remarquable de réajustement bien équilibré dans ces éléments esthétiques que l'on retrouve dans l'architecture du début du XVIe siècle en Italie" et a jugé que J. Armstrong Stenhouse avait "réalisé une œuvre qui se classe comme le premier de son genre dans ce pays. "
Kahn abritait une vaste collection d'art à l'intérieur de la maison, tapisseries, lustres en verre, des tableaux de valeur par Botticelli...
Après la mort de Kahn en 1934, la maison a été vendue au Couvent du Sacré-Cœur , une école catholique pour filles privée. En 1974, Otto H. Kahn House a été déclaré monument protégé par la New York Monuments Commission.


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Note de Gimpel

1. Plus tard, il le laissa pour très peu d’argent à un petit marchand qui le vendit à M. Bayer, de New York, qui le donna dans un échange à Wildenstein. (Note de 1931.)

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Extrait de Journal d'un collectionneur de René Gimpel - Edition Calmann-Lévy 1963